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RELATION DE LA MORT

À peine eûtes-vous instruit l’Europe par votre excellent livre sur les délits et les peines, qu’un homme[1] qui se dit jurisconsulte, écrivit contre vous en France. Vous aviez soutenu la cause de l’humanité, et il fut l’avocat de la barbarie. C’est peut-être ce qui a préparé la catastrophe du jeune chevalier de La Barre[2], âgé de dix-neuf ans, et du fils du président d’Étallonde, qui n’en avait pas encore dix-huit.

Avant que je vous raconte, monsieur, cette horrible aventure qui a indigné l’Europe entière (excepté peut-être quelques fanatiques ennemis de la nature humaine), permettez-moi de poser ici deux principes que vous trouverez incontestables.

1° Quand une nation est encore assez plongée dans la barbarie pour faire subir aux accusés le supplice de la torture, c’est-à-dire pour leur faire souffrir mille morts au lieu d’une, sans savoir s’ils sont innocents ou coupables, il est clair au moins qu’on ne doit point exercer cette énorme fureur contre un accusé quand il convient de son crime, et qu’on n’a plus besoin d’aucune preuve.

2° Il est aussi absurde que cruel de punir les violations des usages reçus dans un pays, les délits commis contre l’opinion régnante, et qui n’ont opéré aucun mal physique, du même supplice dont on punit les parricides et les empoisonneurs.

Si ces deux règles ne sont pas démontrées, il n’y a plus de lois, il n’y a plus de raison sur la terre ; les hommes sont abandonnés à la plus capricieuse tyrannie, et leur sort est fort au-dessous de celui des bêtes.

Ces deux principes établis, je viens, monsieur, à la funeste histoire que je vous ai promise.


    d’abolition. Il rentra en France, et se fixa à Amiens, où il est mort quelques années après. L’auteur de la Biographie d’Abbeville, 1829, in-8°, m’apprend qu’en 1789 la noblesse de Paris demanda, dans ses cahiers, la réhabilitation de La Barre, comme une suite des lettres d’abolition accordées à d’Étallonde.

    Les Mémoires secrets, du 6 août 1706, parlent de trois lettres attribuées à Voltaire, et datées du 6 juillet, relatives à la catastrophe de La Barre. Je n’ai pas été plus heureux que les éditeurs de Kehl, qui n’ont pu se procurer ces lettres, de l’existence desquelles il est permis de douter. (B.)

  1. Pierre-François Muyart de Vouglans, né à Moirans, près Saint-Claude, en 1713, mort à Paris en 1791, est auteur d’une Réfutation des principes hasardés dans le Traité des Délits et des Peines, 1767, in-8° ; mais ce ne peut être lui que désigne ici Voltaire, car Muyart est l’un des huit signataires de la consultation du 27 juin, en faveur de La Barre et de ses coaccusés. (B.)

    — Peut-être Voltaire n’avait pas encore reçu cette consultation lorsqu’il écrivit sa Relation.

  2. Jean-François Lefèvre, chevalier de La Barre, était de la famille des d’Ormesson.