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SUR L’HISTOIRE GÉNÉRALE.

La Bléterie répète sérieusement le conte ridicule que Julien, dans ses opérations théurgiques, qui étaient visiblement une initiation aux mystères d’Éleusine, fit deux fois le signe de la croix, et que deux fois tout disparut. Cependant, malgré cette ineptie, La Bléterie a été lu, parce qu’il a été souvent plus raisonnable.

Au reste nous osons dire qu’il n’est point de Français, et surtout de Parisiens, à qui la mémoire de Julien ne doive être chère. Il rendit la justice parmi nous comme Lamoignon ; il combattit pour nous en Allemagne comme Turenne ; il administra les finances comme un Rosny ; il vécut parmi nous en citoyen, en héros, en philosophe, en père : tout cela est exactement vrai. On verse des larmes de tendresse quand on songe à tout le bien qu’il nous fit. Et voilà ce qu’un polisson[1] appelle Julien l’Apostat.

En admirant la valeur de Charlemagne, fils d’un héros usurpateur, et son art de gouverner tant de peuples conquis, c’était assez d’être homme pour gémir des cruautés qu’il exerça envers les Saxons ; et nous avouons que nous n’exprimâmes pas assez fortement notre horreur. Le tribunal veimique[2], qu’il institua pour persécuter ces malheureux, est peut-être ce qu’on inventa jamais de plus tyrannique. Des juges inconnus recevaient les accusations rédigées par un délateur, n’entendaient ni les témoins, ni les accusés, jugeaient en secret, condamnaient à la mort, envoyaient des bourreaux déguisés qui exécutaient leurs sentences. Cette cour d’assassins privilégiés se tenait à Ormound en Vestphalie ; elle étendit sa juridiction sur toute l’Allemagne, et ne fut entièrement abolie que sous Maximilien Ier. C’est une vérité horrible dont peu d’auteurs parlent, mais qui n’en est pas moins avérée.

Que devait-on dire de l’iniquité dénaturée avec laquelle il dépouilla de leurs États les fils de son frère ? La veuve fut obligée de fuir et d’emporter dans ses bras ses malheureux enfants chez Didier son frère, roi des Lombards. Que devinrent-ils, lorsque Charlemagne les poursuivit dans leur asile, et s’empara de leurs personnes ? Les secrétaires, les moines, qui fabriquaient des annales, n’osent le dire : nous nous taisons comme eux, et nous souhaitons que ce Karl n’ait pas traité son frère, sa sœur, et ses neveux, comme tant de princes en ces temps-là traitaient leurs parents. La foule des historiens a encensé la gloire de Charle-

  1. Nonotte, qui, dans ses Erreurs de Voltaire, justifie l’expression de Julien l’Apostat. (B.)
  2. Voltaire en a déjà parlé tome XI, page 261 ; XIII, 234, 445 ; XXV, 559 ; XXVII, 321.