Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome31.djvu/220

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arrivé y son but, encore que ce ne soit pas par le chemin d’Aristote, ni par les adresses de sa Poétique? Mais vous dites, monsieur, qu’il a ébloui les yeux du monde, et vous l’accusez de charme et d’enchantement : je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d’une telle accusation, et vous me confesserez vous-même que si la magie était une chose permise ce serait une chose excellente. Ce serait, à vrai dire, une belle chose de pouvoir faire des prodiges innocemment, de faire voir le soleil quand il est nuit, d’apprêter des festins sans viandes ni officiers, de changer en pistoles les feuilles de chêne, et le verre en diamants. C’est ce que vous reprochez à l’auteur du Cid, qui, vous avouant qu'il a violé les règles de l’art, vous oblige de lui avouer qu’il a un secret, qu'il a mieux réussi que l’art même; et, ne vous niant pas qu’il a trompé toute la cour et tout le peuple, ne vous laisse conclure de là, sinon qu’il est plus fin que toute la cour et tout le peuple, et que la tromperie qui s’étend à un si grand nombre de personnes est moins une fraude qu’une conquête. Cela étant, monsieur, je ne doute point que messieurs de l’Académie ne se trouvent bien empêchés dans le jugement de votre procès; et que, d’un côté, vos raisons ne les ébranlent, et, de l’autre, l’approbation publique ne les retienne. Je serais en la même peine si j’étais en la même délibération, et si, de bonne fortune, je ne venais de trouver votre arrêt dans les registres de l’antiquité. Il a été prononcé, il y a plus de quinze cents ans, par un philosophe de la famille stoïque; mais un philosophe dont la dureté n’était pas impénétrable à la joie, de qui il nous reste des jeux et des tragédies, qui vivait sous le règne d’un empereur poëte et comédien, au siècle des vers et de la musique. Voici les termes de cet authentique arrêt, et je vous les laisse interpréter à vos dames, pour lesquelles vous avez bien entrepris une plus longue et plus difficile traduction : Illud multum est primo aspectu oculos occupasse, etiamsi contemplatio diligens inventura est quod arguat. Si me interrogas, major ille est qui judicium abstulit, quam qui meruit. Votre adversaire y trouve son compte par ce favorable mot de major est; et vous avez aussi ce que vous pouvez désirer, ne désirant rien, à mon avis, que de prouver que judicium abstulit. Ainsi vous l’emportez dans le cabinet, et il a gagné au théâtre. Si le Cid est coupable, c’est d’un crime qui a eu récompense; s’il est puni, ce sera après avoir triomphé; s’il faut que Platon le bannisse de sa république, il faut qu’il le couronne de fleurs en le bannissant, et ne le traite point plus mal qu’il a traité autrefois Homère. Si Aristote trouve quelque chose à désirer en sa conduite, il doit le laisser jouir de sa bonne fortune, et ne pas condamner un dessein que le succès a justifié. Vous êtes trop bon pour en vouloir davantage: vous savez qu’on apporte souvent du tempérament aux lois, et que l’équité conserve ce que la justice pourrait ruiner. N’insistez point sur cette exacte et rigoureuse justice. Ne vous attachez point avec tant de scrupule à la souveraine raison: qui voudrait la contenter et satisfaire à sa régularité serait obligé de lui bâtir un plus beau monde que celui-ci; il faudrait lui faire une nouvelle nature des choses, et lui aller chercher des idées au-dessus du ciel. Je parle, monsieur, pour mon intérêt: si vous la croyez, vous ne trouverez rien qui mérite d’être aimé, et par conséquent je suis en hasard