Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/122

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
104
CORRESPONDANCE.

tombe tout enflammée. Les chambres voisines, les appartements qui étaient au-dessous, les meubles précieux dont ils étaient ornés, tout fut consumé par le feu. La perte monte à près de cent mille livres ; et, sans le secours des pompes qu’on envoya chercher à Paris, un des plus beaux édifices du royaume allait être entièrement détruit. On me cacha cette étrange nouvelle à mon arrivée : je la sus à mon réveil ; vous n’imaginerez point quel fut mon désespoir ; vous savez les soins généreux que M. de Maisons avait pris de moi : j’avais été traité chez lui comme son frère, et le prix de tant de bontés était l’incendie de son château[1]. Je ne pouvais concevoir comment le feu avait pu prendre si brusquement dans ma chambre, où je n’avais laissé qu’un tison presque éteint. J’appris que la cause de cet embrasement était une poutre qui passait précisément sous la cheminée. C’est un défaut dont on s’est corrigé dans la structure des bâtiments d’aujourd’hui ; et même les fréquents embrasements qui en arrivaient ont obligé d’avoir recours aux lois pour défendre cette façon dangereuse de bâtir. La poutre dont je parle s’était embrasée peu à peu par la chaleur de l’âtre, qui portait immédiatement sur elle ; et, par une destinée singulière, dont assurément je n’ai pas goûté le bonheur, le feu, qui couvait depuis deux jours, n’éclata qu’un moment après mon départ.

Je n’étais point la cause de cet accident, mais j’en étais l’occasion malheureuse : j’en eus la même douleur que si j’en avais été coupable ; la fièvre me reprit aussitôt, et je vous assure que, dans ce moment, je sus mauvais gré à M. de Gervasi de m’avoir conservé la vie.

Mme et M. de Maisons reçurent la nouvelle plus tranquillement que moi : leur générosité fut aussi grande que leur perte et que ma douleur. M. de Maisons mit le comble à ses bontés, en me prévenant lui-même par des lettres qui font bien voir qu’il excelle par le cœur comme par l’esprit : il s’occupait du soin de me consoler, et il semblait que ce fût moi dont il eût brûlé le château ; mais sa générosité ne sert qu’à me faire sentir encore plus vivement la perte que je lui ai causée, et je conserverai toute ma vie ma douleur aussi bien que mon admiration pour lui.

Je suis, etc.

  1. Ce château, situé ; à trois lieues de Paris, sur les bords de la Seine, au bout de la forêt de Saint-Germain, a appartenu depuis à M. J. Laffitte.