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CORRESPONDANCE.

136. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.
à la rivière, près de rouen.

De Paris, novembre.

Je viens de recevoir votre lettre dans le temps que je me plaignais à Thieriot de votre silence. Il faut que vous aimiez bien à faire des reproches pour me gronder d’avoir été rendre une visite à une pauvre mourante qui m’en avait fait prier par ses parents. Vous êtes une mauvaise chrétienne de ne pas vouloir que les gens se raccommodent à l’agonie. Je vous assure qu’Étéocle aurait été voir Polynice, si on lui avait fait l’opération du cancer[1]. Cette démarche très-chrétienne ne m’engagera point à revivre avec Mme de Mimeure : ce n’est qu’un petit devoir dont je me suis acquitté en passant. Vous prenez encore bien mal votre temps pour vous plaindre de mes longues absences. Si vous saviez l’état où je suis, assurément ce serait moi que vous plaindriez. Je ne suis à Paris que parce que je ne suis pas en état de me faire transporter chez vous à votre campagne. Je passe ma vie dans des souffrances continuelles, et n’ai ici aucune commodité. Je n’espère pas même la fin de mes maux, et je n’envisage pour le reste de ma vie qu’un tissu de douleurs qui ne sera adouci que par ma patience à les supporter, et par votre amitié, qui en diminuera toujours l’amertume. Sans cette amitié, que vous m’avez toujours témoignée, je ne serais pas à présent dans votre maison ; j’aurais renoncé à vous comme à tout le monde, et j’aurais été enfermer les chagrins dont je suis accablé dans une retraite, qui est la seule chose qui convienne aux malheureux ; mais j’ai été retenu par mon tendre attachement pour vous. J’ai toujours éprouvé que c’est dans les temps où j’ai souffert le plus que vous m’avez marqué plus de bonté, et j’ai osé croire que vous ne vous lasseriez pas de mes malheurs. Il n’y a personne qui ne soit fatigué, à la longue, du commerce d’un malade. Je suis bien honteux de n’avoir à vous offrir que des jours si tristes, et de n’apporter dans votre société que de la douleur et de l’abattement ; mais je vous estime assez pour ne vous point fuir dans un pareil état, et je compte passer avec vous le reste de ma vie, parce que je m’imagine que vous aurez la générosité de m’aimer avec un mauvais estomac et un esprit abattu par la maladie, comme si

  1. Voyez la lettre 129. Il paraît que, depuis sa liaison avec Mme de Bernières, Voltaire s’était brouillé avec Mme de Mimeure.

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