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CORRESPONDANCE.

J’aurais pu dire avec la même vérité que les derniers ouvrages du grand Corneille sont indignes de lui, et sont inférieurs à cet Alcibiade et que la Bérénice de M. Racine n’est qu’une élégie bien écrite sans offenser la mémoire de ces grands hommes. Ce sont les fautes de ces écrivains illustres qui nous instruisent : j’ai cru même faire honneur à M. de Campistron, en le citant à des étrangers à qui je parlais de la scène française ; de même que je croirais rendre hommage à la mémoire de l’inimitable Molière si pour faire sentir les défauts de notre scène comique, je disais que d’ordinaire, les intrigues de nos comédies ne sont ménagées que par des valets, que les plaisanteries ne sont presque jamais dans la bouche des maîtres ; et que j’apportasse en preuve la plupart des pièces de ce charmant génie, qui, malgré ce défaut et celui de ses dénoûments, est si au-dessus de Plaute et de Térence.

J’ai ajouté qu’Alcibiade est une pièce suivie, mais faiblement écrite : le défenseur de M. de Campistron m’en fait un crime ; mais qu’il me soit permis de me servir de la réponse d’Horace :

Nempe incomposito dixi pede currere versus
Lucili : quis tam Lucili fautor inepte est
Ut non hoc fateatur ?

(Lib. I, sat. x, vers 1 et 2.)

On me demande ce que j’entends par un style faible ; je pourrais répondre : le mien. Mais je vais tâcher de débrouiller cette idée, afin que cet écrit ne soit pas absolument inutile, et que, ne pouvant par mon exemple prouver ce que c’est qu’un style noble et fort j’essaye au moins d’expliquer mes conjectures, et de justifier ce que je pense en général du style de la tragédie d’Alcibiade.

Le style fort et vigoureux, tel qu’il convient à la tragédie, est celui qui ne dit ni trop ni trop peu, et qui fait toujours des tableaux à l’esprit, sans s’écarter un moment de la passion.

Ainsi Cléopâtre, dans Rodogune, s’écrie (acte V, scène i) :

Trône, à t’abandonner je ne puis consentir ;
Par un coup de tonnerre il vaut mieux en sortir.
..................
Tombe sur moi le ciel, pourvu que je me venge !

Voilà du style très-fort, et peut-être trop. Le vers qui précède le dernier :

Il vaut mieux mériter le sort le plus étrange,

est du style le plus faible.