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quoi je veux consacrer le reste de ma vie à des amis comme vous. Adieu ; je vous aime autant que je vous estime.


312. — Á M. DE CIDEVILLE.
Ce 27 janvier.

J’ai perdu, comme vous savez peut-être, mon cher ami, Mme de Fontaine-Martel ; c’est-à-dire que j’ai perdu une bonne maison dont j’étais le maître, et quarante mille livres de rente qu’on dépensait à me divertir. Que direz-vous de moi, qui ai été son directeur à ce vilain moment, et qui l’ai fait mourir dans toutes les règles ? Je vous épargne tout ce détail, dont j’ai ennuyé M. de Formont ; je ne veux vous parler que de mes consolations, à la tête desquelles vous êtes. Il n’y a point de perte qui ne soit adoucie par votre amitié. J’ai vu, tous ces jours-ci, bien des gens qui m’ont parlé de vous. Savez-vous bien qu’il n’y a pas quinze jours que nous représentâmes Zaïre, chez Mme de Fontaine-Martel, en présence de votre amie Mme de La Rivaudaie ? Je jouais le rôle du vieux Lusignan, et je tirai des larmes de ses beaux yeux, que je trouvai plus brillants et plus animés quand elle me parla de vous. Qui aurait cru qu’il faudrait, quinze jours après, quitter cette maison, où tous les jours étaient des amusements et des fêtes ? J’y vis hier un homme de votre connaissance, qui n’est pas tout à fait si séduisant que Mme de La Rivaudaie, et qui veut pourtant me séduire : c’est monsieur le marquis[1], qui prétend n’être pas encore cocu, qui aura au moins cinquante mille livres de rente, et qui ne croit pourtant pas que la Providence l’ait encore traité selon ses mérites. Il aurait bien dû employer les agréments et les insinuations de son esprit à rétablir la paix entre Gille Maignard et la pauvre présidente de Bernières.

Je suis charmé pour elle que vous vouliez bien la voir quelquefois. S’il y a quelqu’un dans le monde capable de la porter à des résolutions raisonnables, c’est vous. Ne vaudrait-il pas mieux pour elle qu’elle continuât à manger quarante ou cinquante mille livres de rente avec son mari, que d’aller vivre avec deux mille écus dans un couvent ? Si elle voulait, en attendant que le temps apaise toutes ces brouilleries, demeurer à la Rivière-Bourdet, je lui promettrais d’aller l’y voir, et d’y achever ma nouvelle tragédie. Quel plaisir ce serait pour moi, mon cher Cideville, de travailler sous vos yeux ! Car je me flatte que vous viendriez à la

  1. De Lézeau : voyez la note de la page 304.