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499 – Á M. DE CAUMONT[1].
Á Vassy en Champagne, ce 24 août 1735.

Eh bien ! monsieur, avez-vous trouvé, dans les lettres de feu Mme d’Uxelles, quelques particularités dont vous pensez que je puisse faire usage ? Songez, je vous en prie, que tout est de mon ressort ; que des choses qui paraissent indifférentes peuvent servir à caractériser le siècle que je veux peindre. C’est moins une histoire des faits qu’un tableau du siècle que j’ai en vue. Par exemple, un arrêt du conseil qui met hors des prisons tous les malheureux qui y étaient détenus pour sorcellerie m’est plus essentiel qu’une bataille : car on a donné des batailles dans tous les temps ; mais le génie des peuples, leurs goûts, leurs sottises, n’ont pas été toujours les mêmes. Une erreur détruite, un art inventé ou perfectionné me paraît quelque chose de bien supérieur à la gloire de la destruction et des massacres. Je suis de votre avis, monsieur, sur l’Histoire de Turenne. Je ne méprise point l’historien, et j’estime le héros. Il est vrai que la Vie de Turenne ne m’a point intéressé, mais d’ailleurs il y a quelques morceaux assez bien écrits. On voit dans l’ouvrage un génie froid, mais nourri de la lecture des bons auteurs. Je suis fâché seulement qu’il ressemble à ces mauvais estomacs qui rendent les choses comme ils les ont prises. Je lui passe l’imitation, puisqu’il est né étranger, mais non pas le plagiarisme. C’est un Écossais enrichi en France, mais il ne fallait pas voler les gens. À l’égard de son héros, j’en reviens toujours à dire qu’il a changé de religion ou par faiblesse ou par intérêt. Car je ne crois pas à un changement par conviction. Il a eu jusqu’à la mort des maîtresses qui se sont moquées de lui ; il a trahi le roi à la tête des armées ; il a dit le secret de l’État à une jeune femme ; il a été battu cinq ou six fois : avec tout cela, je crois que c’est un des grands hommes que nous ayons eus. Maximus ille est qui minimus urgetur.

Je méprise, comme vous, ces petits ouvrages hebdomadaires, ces insectes d’une semaine. Cependant on y trouve quelquefois des choses agréables. Ce sont des vendeurs de grains de chapelet qui ont quelquefois des diamants. Auriez-vous vu une épître en vers sur la décadence du goût ? Elle me paraît bien écrite ; elle

  1. Communiquée par M. Ch. Romey. (B.) — Voyez n° 364.