Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/306

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ambassadeur vous dira que la chose est impossible. Ce petit ouvrage est, depuis près d’un an, entre les mains de Mme la marquise du Châtelet, qui ne veut pas s’en dessaisir. L’amitié dont elle m’honore ne lui permet pas de hasarder une chose qui pourrait me séparer d’elle pour jamais ; elle a renoncé à tout pour vivre avec moi dans le sein de la retraite et de l’étude ; elle sait que la moindre connaissance qu’on aurait de cet ouvrage exciterait certainement un orage. Elle craint tous les accidents ; elle sait que M, de Keyserlingk a été gardé à vue à Strasbourg, qu’il le sera encore à son passage ; qu’il est épié, qu’il peut être fouillé ; elle sait surtout que vous ne voudriez pas hasarder de faire le malheur de vos deux sujets de Cirey pour une plaisanterie en vers. Votre Altesse royale trouverait ce petit poëme d’un ton un peu différent de l’Histoire de Louis XIV et de la Philosophie de Newton ; sed dulce est desipere in loco[1]. Malheur aux philosophes qui ne savent pas se dérider le front ! Je regarde l’austérité comme une maladie : j’aime encore mieux mille fois être languissant et sujet à la fièvre, comme je le suis, que de penser tristement. Il me semble que la vertu, l’étude et la gaieté sont trois sœurs qu’il ne faut point séparer : ces trois divinités sont vos suivantes ; je les prends pour mes maîtresses.

La métaphysique entre pour beaucoup dans votre immensité, je n’ai donc pas hésité de vous soumettre mes doutes sur cette matière, et de demander à vos royales mains un petit peloton de fil pour me conduire dans ce labyrinthe. Vous ne sauriez croire, monseigneur, quelle consolation c’est pour Mme du Châtelet et pour moi de voir combien vous pensez en philosophe, et combien votre vertu déteste la superstition. Si la plupart des rois ont encouragé le fanatisme dans leurs États, c’est qu’ils étaient ignorants, c’est qu’ils ne savaient pas que les prêtres sont leurs plus grands ennemis.

En effet, y a-t-il un seul exemple, dans l’histoire du monde, de prêtres qui aient entretenu l’harmonie entre les souverains et leurs sujets ? Ne voit-on pas partout, au contraire, des prêtres qui ont levé l’étendard de la discorde et de la révolte ? Ne sont-ce pas les presbytériens d’Écosse qui ont commencé cette malheureuse guerre civile qui a coûté la vie à Charles 1er, à un roi qui était honnête homme ? N’est-ce pas un moine qui a assassiné Henri III, roi de France ? L’Europe n’est-elle pas encore remplie des traces de l’ambition ecclésiastique ? Des évêques devenus

  1. Horace, liv. IV. ode xii, vers 28.