Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/332

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autres habitants de ce continent, pour être barbus à un certain âge ? Nous ne naissons point avec la force de marcher ; mais quiconque nait avec deux pieds marchera un jour. C’est ainsi que personne n’apporte en naissant l’idée qu’il faut être juste ; mais Dieu a tellement conformé les organes des hommes que tous, à un certain âge, conviennent de cette vérité.

Il me paraît évident que Dieu a voulu que nous vivions en société, comme il a donné aux abeilles un instinct et des instruments propres à faire le miel. Notre société ne pouvant subsister sans les idées du juste et de l’injuste, il nous a donc donné de quoi les acquérir.. Nos différentes coutumes, il est vrai, ne nous permettront jamais d’attacher la même idée de juste aux mêmes notions. Ce qui est crime en Europe sera vertu en Asie, de même que certains ragoûts allemands ne plairont point aux gourmands de France ; mais Dieu a tellement façonné les Allemands et les Français qu’ils aimeront tous à faire bonne chère. Toutes les sociétés n’auront donc pas les mêmes lois, mais aucune société ne sera sans lois. Voilà donc certainement le bien de la société établi par tous les hommes, depuis Pékin jusqu’en Irlande, comme la règle immuable de la vertu ; ce qui sera utile à la société sera donc bon par tout pays. Cette seule idée concilie tout d’un coup toutes les contradictions qui paraissent dans la morale des hommes. Le vol était permis à Lacédémone : mais pourquoi ? parce que les biens y étaient communs, et que voler un avare qui gardait pour lui seul ce que la loi donnait au public, était servir la société.

Il y a, dit-on, des sauvages qui mangent des hommes, et qui croient bien faire. Je réponds que ces sauvages ont la même idée que nous du juste et de l’injuste. Ils font la guerre comme nous par fureur et par passion ; on voit partout commettre les mêmes crimes ; manger ses ennemis n’est qu’une cérémonie de plus. Le mal n’est pas de les mettre à la broche, le mal est de les tuer ; et j’ose assurer qu’il n’y a point de sauvage qui croie bien faire en égorgeant son ami. J’ai vu quatre sauvages de la Louisiane qu’on amena en France en 1723[1]. Il y avait parmi eux une femme d’une humeur fort douce. Je lui demandai, par interprète, si elle avait mangé quelquefois de la chair de ses ennemis, et si elle y avait pris goût : elle me répondit que oui ; je lui demandai si elle aurait volontiers tué ou fait tuer un de ses compatriotes pour le manger : elle me répondit en frémis-

  1. Voyez tome XVII, page 263.