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année 1736.

Mais il faut absolument que je vous apprenne que, pendant mon indisposition, Mme la marquise du Châtelet daignait me lire, au chevet de mon lit. Vous allez croire peut-être qu’elle me lisait quelque chant de l’Arioste, ou quelqu’un de nos romans. Non ; elle me lisait les Tusculanes de Cicéron ; et, après avoir goûté tous les charmes de cette belle latinité, elle examinait votre traduction, et s’étonnait d’avoir du plaisir en français. Il est vrai qu’en admirant l’éloquence de ce grand homme, cette beauté de génie, et ce caractère vrai de vertu et d’élévation qui règne dans cet ouvrage, et qui échauffe le cœur sans briller d’un vain éclat ; après, dis-je, avoir rendu justice à cette belle âme de Cicéron, et au mérite comme à la difficulté d’une traduction si noble, elle ne pouvait s’empêcher de plaindre le siècle des Cicéron, des Lucrèce, des Hortensius, des Varron, d’avoir une physique si fausse et si méprisable ; et malheureusement ils raisonnaient en métaphysique tout aussi faussement qu’en physique. C’est une chose pitoyable que toutes ces prétendues preuves de l’immortalité de l’âme alléguées par Platon. Ce qu’il y a de plus pitoyable peut-être est la confiance avec laquelle Cicéron les rapporte. Vous avez vous-même, dans vos notes, osé faire sentir le faible de quelques-unes de ces preuves ; et, si vous n’en avez pas dit davantage, nous nous en prenons à votre discrétion. Enfin le résultat de cette lecture était d’estimer le traducteur autant que nous méprisons les raisonnements de la philosophie ancienne. Mon lecteur ne pouvait se lasser d’admirer la morale de Cicéron, et de blâmer ses raisonnements. Il faut avouer, mon cher abbé, que quelqu’un qui a lu Locke, ou, plutôt, qui est son Locke à soi-même, doit trouver les Platon des discoureurs, et rien de plus. J’avoue qu’en fait de philosophie un chapitre de Locke ou de Clarke est, par rapport au bavardage de l’antiquité, ce que l’optique de Newton est par rapport à celle de Descartes. Enfin vous en penserez ce qu’il vous plaira ; mais j’ai cédé au désir de vous dire ce qu’en pense une femme conduite par les lumières d’une raison que l’amour-propre n’égare point, qui connaît les philosophes anciens et modernes, et qui n’aime que la vérité. J’ai cru que c’était une chose flatteuse et rare pour vous d’être estimé d’une Française presque seule capable de connaître votre original.

On doit vous avoir rendu votre malheureux livre de la Vie de Vanini. L’autre exemplaire n’était pas encore arrivé à Paris. Ainsi je reprends le pardon que je vous demandais de ma méprise.

Avez-vous lu la traduction de l’Essai de Pope sur l’Homme ?