Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/453

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tout cela, rien de mieux à faire qu’à changer les endroits de mes ouvrages que vous aurez réprouvés.

On travaille actuellement à la Vie de la czarine et du czarovitz. J’espère vous envoyer dans peu ce que j’aurai pu ramasser à ce sujet. Vous trouverez dans ces anecdotes des barbaries et des cruautés semblables à celles qu’on lit dans l’histoire des premiers Césars.

La Russie est un pays où les arts et les sciences n’avaient point pénétré. Le czar n’avait aucune teinture d’humanité, de magnanimité, ni de vertu ; il avait été élevé dans la plus crasse ignorance ; il n’agissait que selon l’impulsion de ses passions déréglées : tant il est vrai que l’inclination des hommes les porte au mal ; et qu’ils ne sont bons qu’à proportion que l’éducation ou l’expérience a pu modifier la fougue de leur tempérament.

J’ai connu le grand maréchal de la cour (de Prusse), Printzen, qui vivait encore en 1724, et qui, sous le règne du feu roi, avait été ambassadeur chez le czar[1]. Il m’a raconté que, lorsqu’il arriva à Pétersbourg, et qu’il demanda de présenter ses lettres de créance, on le mena sur un vaisseau qui n’était pas encore lancé du chantier. Peu accoutumé à de pareilles audiences, il demanda où était le czar ; on le lui montra qui accommodait des cordages au haut du tillac. Lorsque le czar eut aperçu M. de Printzen, il l’invita de venir à lui par le moyen d’un échelon de cordes ; et, comme il s’en excusait sur sa maladresse, le czar se descendit à un câble comme un matelot, et vint le joindre.

La commission dont M. de Printzen était chargé lui ayant été très-agréable, le prince voulut donner des marques éclatantes de sa satisfaction. Pour cet effet, il fit préparer un festin somptueux auquel M. de Printzen fut invité. On y but, à la façon des Russes, de l’eau-de-vie, et on en but brutalement. Le czar, qui voulait donner un relief particulier à cette fête, fit amener une vingtaine de strélitz qui étaient détenus dans les prisons de Pétersbourg, et, à chaque grand verre qu’on vidait, ce monstre affreux abattait la tête de ces misérables. Ce prince dénaturé voulut, pour donner une marque de considération particulière à M. de Printzen, lui procurer, suivant son expression, le plaisir d’exercer son adresse sur ces malheureux. Jugez de l’effet qu’une semblable proposition dut faire sur un homme qui avait des sentiments et le cœur bien placé. De Printzen, qui ne le cédait en sentiments à qui que ce fût, rejeta une offre qui, en tout autre endroit, aurait été regardée comme injurieuse au caractère dont il était revêtu, mais qui n’était qu’une simple civilité dans ce pays barbare. Le czar pensa se fâcher de ce refus, et il ne put s’empêcher de lui témoigner quelques marques de son indignation ; ce dont cependant il lui fît réparation le lendemain.

Ce n’est pas une histoire faite à plaisir ; elle est si vraie qu’elle se trouve dans les relations de M. de Printzen, que l’on conserve dans les archives[2].

  1. Marquard-Louis de Printzen, né en 1675, mort le 8 novembre 1725, fut envoyé deux fois en mission extraordinaire par la cour de Berlin en Russie, de 1698 à 1699, et en 1700. Le czar Pierre lui-même avait été à Berlin en 1697.
  2. Les dépêches de M. de Printzen sont conservées, en Prusse, aux archives royales de l’État, et la relation citée par Frédéric ne s’y trouve pas.