Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/502

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verrions une république plus parfaite que celle de Platon.

Cette saison, qui est pour moi le semestre de Mars[1], m’a tant fourni d’occupation qu’il m’a de impossible de vous répondre plus tôt. J’ai reçu encore la cinquième Épître sur le Bonheur, et je réponds à toutes ces lettres à la fois.

Pour vous parler avec ma franchise ordinaire, je vous avouerai naturellement que tout ce qui regarde l’Homme-Dieu[2] ne me plaît point dans la bouche d’un philosophe, d’un homme qui doit être au-dessus des erreurs populaires. Laissez au grand Corneille, vieux radoteur et tombé dans l’enfance, le travail insipide de rimer l’Imitation de Jesus-Christ, et ne tirez que de votre fonds ce que vous avez à nous dire. On peut parler de fables, mais seulement comme fables ; et je crois qu’il vaut mieux garder un silence profond sur les fables chrétiennes, canonisées par leur ancienneté et par la crédulité des gens absurdes et stupides.

Il n’y aurait qu’au théâtre où je permettrais de représenter quelque fragment de l’histoire de ce prétendu sauveur ; mais dans votre cinquième[3] Épître il paraît que trop de condescendance pour les jésuites ou la prêtraille vous a déterminé à parler de ce ton.

Vous voyez, monsieur, que je suis sincère. Je ne puis me tromper, mais je ne saurais vous déguiser mes sentiments.

Césarion a reçu avec joie et avec transport la lettre[4] que vous lui avez écrite. Vous recevrez sa réponse sous ce même couvert. Nous allons nous séparer pour un temps, puisque je suivrai le roi au pays de Clèves. Je compte y être le mois prochain. Ayez la bonté d’adresser vos lettres, vers ce temps, au colonel Borcke, à Vesel. J’espère en recevoir quelques-unes pendant le séjour que j’y ferai, vu la proximité de la France. Je tournerai le visage vers Cirey ; je ferai comme les Juifs captifs à Babylone, qui se tournaient vers le côté du temple pour faire leurs prières, et pour implorer l’assistance divine.

Voici quelques pièces[5] de ma façon que j’expose au creuset. Je crains fort qu’elles ne soutiennent pas l’épreuve. C’est, comme vous voyez, toujours le démon des vers qui me domine. Bientôt celui des combats pourra influer sur moi. Si le sort ou le démon de la guerre me rend ennemi des Français, soyez bien persuadé que la haine n’aura jamais d’empire sur mon esprit, et que mon cœur démentira toujours mon bras. Vous seul, monsieur,

  1. Frédéric séjourna à Berlin du 27 mai au 11 juin 1738, pour passer en revue avec son régiment.
  2. Il s’agit évidemment de ce passage du septième des Discours sur l’homme (voyez tome IX) :
    Quand l’ennemi divin des scribes et des prêtres…
    L’Homme-Dieu.
  3. Je n’ai vu aucune édition où le passage dont parle Frédéric se trouve dans la cinquième épître ; il est dans la septième. (B.)
  4. Elle n’a pas été imprimée.
  5. Le Philosophe guerrier, epître à M. Jordan, une autre à Césarion, etc.