Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/589

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Ma vie n’a été qu’un tissu de chagrins, et l’école de l’adversité rend circonspect, discret, et compatissant. On est attentif aux moindres démarches lorsqu’on réfléchit sur les conséquences qu’elles peuvent avoir, et l’on épargne volontiers aux autres les chagrins qu’on a eus.

Si votre travail et votre assiduité vous empêchent de m’écrire, je vous en dois de l’obligation, bien loin de vous blâmer ; vous travaillez pour ma satisfaction, pour mon bonheur ; et quand la maladie interrompt notre correspondance, j’en accuse le destin, et je souffre avec vous.

L’ode[1] philosophique que je viens de recevoir est parfaite ; les pensées sont foncièrement vraies, ce qui est le principal ; elles ont cet air de nouveauté qui frappe, et la poésie du style, qui flatte si agréablement l’oreille et l’esprit, y brille ; je dois mes suffrages à cette ode excellente. Il ne faut point être flatteur, il ne faut être que sincère pour y applaudir.

Cette strophe, qui commence :

Tandis que des humains, etc.

contient en elle un sens infini. À Paris, ce serait le sujet d’une comédie : à Londres, Pope en ferait un poëme épique ; et en Allemagne, mes bons compatriotes trouveraient de la matière suffisante pour en forger un in-folio bien conditionné et bien épais.

Je vous estimerai toujours également, mon cher Protée, soit que vous paraissiez en philosophe, en politique, en historien, en poëte, ou sous quelle forme il vous plaira de vous produire. Votre esprit paraît, dans des sujets si différents, d’une égale force ; c’est un brillant qui réfléchit des rayons de toutes les couleurs, qui éblouissent également.

Je vous recommande plus que jamais le soin de votre santé, beaucoup de diète, et peu d’expériences physiques. Faites-moi du moins donner de vos nouvelles, lorsque vous n’êtes pas en état de m’écrire. Vous ne m’êtes point du tout indifférent, je vous le jure. Il me semble que j’ai une espèce d’hypothèque sur vous, relativement à l’estime que je vous porte. Il faut que j’aie des nouvelles de mon bien, sans quoi mon imagination est fertile à m’offrir des monstres et des fantômes pour les combattre.

N’oubliez pas de faire ressouvenir la marquise de ses adorateurs tudesques. Soyez persuadé des sentiments avec lesquels je suis, mon cher ami, votre très-affectionné,

Fédéric

936. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 30 septembre.

Quoi ! des bords du sombre Elysée,
Ta débile et mourante voix,
Par les souffrances épuisée,
S’élève encor, chantant pour moi !

  1. Voyez, tome VIII, m’Ode à MM. de l’Académie des sciences.