Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/110

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qui va prendre les eaux. Il aurait pu se souvenir que, depuis plus de quinze ans, il m’avait prévenu par ses bontés séduisantes ; qu’il m’avait, dans ma vieillesse, tiré de ma patrie ; que j’avais travaillé avec lui deux ans de suite à perfectionner ses talents ; que je l’ai bien servi, et ne lui ai manqué en rien ; qu’enfin il est bien au-dessous de son rang et de sa gloire de prendre parti dans une querelle académique, et de finir, pour toute récompense, en me faisant demander ses poésies par des soldats.

J’espère qu’il connaîtra, tôt ou tard, qu’il a été trop loin ; que mon ennemi l’a trompé, et que ni l’auteur ni le roi ne devaient pas jeter tant d’amertume sur la fin de ma vie. Il a pris conseil de sa colère, il le prendra de sa raison et de sa bonté. Mais que fera-t-il pour réparer l’outrage abominable qu’on vous a fait en son nom ? Milord Maréchal sera sans doute chargé de vous faire oublier, s’il est possible, les horreurs où un Freytag vous a plongée.

On vient de m’envoyer ici des lettres pour vous ; il y en a une de Mme de Fontaine, qui n’est pas consolante. On prétend toujours que j’ai été Prussien[1]. Si on entend par là que j’ai répondu par de l’attachement et de l’enthousiasme aux avances singulières que le roi de Prusse m’a faites pendant quinze années de suite, on a grande raison ; mais, si on entend que j’ai été son sujet, et que j’ai cessé un moment d’être Français, on se trompe. Le roi de Prusse ne l’a jamais prétendu, et ne me l’a jamais proposé. Il ne m’a donné la clef de chambellan que comme une marque de bonté, que lui-même appelle frivole dans les vers qu’il fit pour moi, en me donnant cette clef et cette croix que j’ai remises à ses pieds. Cela n’exigeait ni serments, ni fonctions, ni naturalisation. On n’est point sujet d’un roi pour porter son ordre. M. de Couville, qui est en Normandie, a encore la clef de chambellan du roi de Prusse, qu’il porte comme la croix de Saint-Louis.

Il y aurait bien de l’injustice à ne pas me regarder comme Français, pendant que j’ai toujours conservé ma maison à Paris, et que j’y ai payé la capitation. Peut-on prétendre sérieusement que fauteur du Siècle de Louis XIV n’est pas Français ? Oserait-on dire cela devant les statues de Louis XIV et de Henri IV ; j’ajouterai même de Louis XV, parce que je suis le seul académicien

  1. Voltaire s’était déjà expliqué sur sa qualité de Français, dans sa lettre du 24 décembre 1751, à Mme Denis.