Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/232

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je vous supplie de vouloir bien faire souvenir de moi M. Polier, qui, le premier, m’inspira l’envie de voir le pays que vous habitez.


2744. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA.
À Colmar, 25 mai 1754[1].

Madame, vos bontés font dans mon cœur un étrange contraste avec les maladies qui m’accablent. Je viendrais sur-le-champ me mettre aux pieds de Votre Altesse sérénissime, soit à Gotha, soit à Altembourg, si j’en avais la force ; mais je n’ai pas eu encore celle de me faire transporter aux eaux de Plombières. Dieu préserve la grande maîtresse des cœurs d’être dans l’état où je suis, et conserve à Votre Altesse sérénissime cette santé, le plus grand des biens, sans lequel l’électorat de Saxe, qui devrait vous appartenir, serait si peu de chose ; sans lequel l’empire de la terre ne serait qu’un nom stérile et triste ! Si je peux, madame, acquérir une santé tolérable, si je me trouve dans un état où je puisse me montrer, si je ne suis pas condamné par la nature à attendre la mort dans la solitude, il est bien certain que mon cœur me mènera dans votre cour. Quand j’ai dit que j’en demanderais permission à la nature et à la destinée, je n’ai dit que ce qui est trop vrai. Pauvres automates que nous sommes, nous ne dépendons pas de nous-mêmes : le moindre obstacle arrête tous nos désirs, et la moindre goutte de sang dérangée nous tue, ou nous fait languir dans un état pire que la mort même. Ce que Votre Altesse sérénissime me mande de la santé de Mme de Buchwald redouble mon attendrissement et mes alarmes. Elle m’a inspiré l’intérêt le plus vif. Il y a certainement bien peu de femmes comme elle. Où pourriez-vous trouver de quoi réparer sa perte ? « La vie n’est agréable qu’avec quelqu’un à qui on puisse ouvrir son cœur, et dont l’attachement vrai s’exprime toujours avec esprit, sans avoir envie d’en montrer. » Elle est faite pour vous, madame. J’ose vous protester que je vous suis attaché comme elle, et que mon cœur a toujours été à Gotha, depuis que Votre Altesse sérénissime a daigné m’y recevoir avec tant de bonté.

Je voudrais l’amuser par quelques nouvelles ; mais heureusement la tranquillité de l’Europe n’en fournit point de grandes ; les grandes nouvelles sont presque toujours des malheurs. Je ne

  1. Cette lettre est dans Beuchot classée au 15 mai. MM. E. Bavoux et A. François ont rétabli sa véritable date, ainsi qu’un dernier alinéa toujours omis.