Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/265

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le temps d’y travailler actuellement. Celle dont M. d’Argental vous a parlé vous plaira d’autant plus qu’il y a deux très-beaux rôles pour Lekain et Mlle Clairon. Cette pièce est très-singulière, chaude, et écrite à merveille ; mais vous n’aurez que trois actes. Nous espérons bien que, lorsqu’il sera question de la jouer, vous y donnerez tous vos soins.

L’Histoire universelle l’occupe actuellement tout entier ; c’est un ouvrage fait pour lui faire infiniment d’honneur ; dès qu’il sera fini, je ferai de mon mieux pour l’engager à reprendre ce théâtre que nous aimons, vous et moi, si constamment. Vous verrez encore des Alzire, des Zaïre, des Mérope, etc., etc., de sa façon. Son génie est aussi brillant que sa santé est misérable. Adressez-moi toujours vos lettres à Colmar ; nous ne sommes pas encore déterminés sur le temps où nous irons à Strasbourg. Si mon oncle daigne me rendre une partie des sentiments que j’ai pour lui, tous les séjours me seront égaux ; l’amitié embellit les lieux les plus sauvages.

Je ne doute pas que votre tragédie ne soit dans sa perfection ; M. de Voltaire sera sûrement étonné de la façon dont elle est écrite. Pourriez-vous la lui faire lire ? Pensez-y bien.

Vous fourrerez-vous, cet hiver, dans la bagarre ? J’imagine que non ; vous êtes trop sage. Mon oncle veut aussi laisser passer les plus pressés. Je pense qu’il fera bien froid, cet hiver, au Triumvirat ; qu’en dites-vous ?

Puisque vous voulez savoir ce que je fais, je barbouille aussi du papier ; je travaille mal et lentement ; mon ouvrage[1] n’a pris, jusqu’à présent, aucune forme, et j’en suis si mécontente que je n’ai pas encore eu le courage de le montrer à mon oncle. Je me console en pensant que l’occupation la plus ordinaire d’une femme est de faire des nœuds, et qu’il vaut autant gâter du papier que du fil.

Dites-moi si Ximenès demande encore la place vacante[2] à l’Académie ; j’en serais fâchée ; ce serait une seconde imprudence. Si j’étais à Paris, je ferais l’impossible pour l’en empêcher. Il se presse trop, et détruit la petite fortune d’Amalazonte par un amour-propre mal entendu qu’on veut humilier.

Adieu ; mandez-moi tout ce que vous savez, vous ferez grand plaisir à une solitaire qui aime vos lettres, et qui a pour vous la plus inviolable amitié.

Dites, je vous prie, monsieur, à Mme Sonning[3], que j’ai souvent le plaisir de parler d’elle avec Mme la comtesse de Lutzelbourg, qui est ici, et faites-lui pour moi mille tendres compliments.

  1. La tragédie d’Alceste.
  2. Surian, évêque de Vence, était mort le 3 août ; il fut remplacé par d’Alembert, le 19 décembre 1754, à l’Académie française, où Ximenès avait précédemment essayé de succéder à Destouches.
  3. Marie-Sophie Puchat des Alleurs, sœur de l’ambassadeur à Constantinople ; mariée, en 1728, à M. Sonning, nommé dans la lettre du 21 mai 1755, à Thibouville.