Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/44

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ami. Je vous adresse ma lettre à Paris, sachant bien qu’un conseiller d’honneur n’entre point dans la querelle des conseillers ordinaires, et est trop sage pour voyager. J’ai voyagé, mon cher et respectable ami, et le pigeon[1] a eu l’aile cassée, avant de revenir au colombier. Je suis d’ailleurs forcé de rester encore quelque temps à Francfort, où je suis tombé malade. J’ai appris, en passant par Cassel, que Maupertuis y avait séjourné quatre jours, sous le nom de Morel, et qu’il y avait fait imprimer un libelle de La Beaumelle, sous le titre de Francfort, revu et corrigé par lui. Vous remarquerez qu’il imprimait cet ouvrage au mois de mai, sous le nom de La Beaumelle, dans le temps que ce La Beaumelle était à la Bastille dès le mois d’avril. C’est bien mal calculer pour un géomètre. Il l’a envoyé à M. le duc de Saxe-Gotha, lorsque j’étais chez ce prince. C’est encore un mauvais calcul : cela n’a fait que redoubler les bontés que M. le duc de Saxe-Gotha et toute sa maison avaient pour moi.

Voilà une étrange conduite pour un président d’académie. Il est nécessaire, pour ma justification, qu’on en soit instruit. Ce sont là de ses artifices, et c’est ainsi, à peu près, qu’il en usait avec d’autres personnes lorsqu’il mettait le trouble dans l’Académie des sciences. Cette vie-ci, mon cher ange, me paraît orageuse ; nous verrons si l’autre sera plus tranquille. On dit qu’autrefois il y eut une grande bataille dans ce pays-là, et vous savez que la Discorde habitait dans l’Olympe. On ne sait où se fourrer. Il fallait rester avec vous. Ne me grondez pas, je suis très-bien puni, et je le suis surtout par mon cœur. Je m’imagine que vous, et Mme d’Argental, et vos amis, vous me plaignez autant que vous me condamnez. Mme Denis est à Strasbourg, et moi à Francfort, et je ne puis l’aller trouver. Je suis arrivé avec les jambes et les mains enflées. Cette petite addition à mes maux n’accommode point en voyage. Je resterai à Francfort, dans mon lit, tant qu’il plaira à Dieu.

Adieu, mon cher ange ; je baise, à tous tant que vous êtes, le bout de vos ailes avec tendresse et componction. Il est très-cruellement probable que je pourrai rester ici assez de temps pour y recevoir la consolation d’une de vos lettres, au lieu d’avoir celle de venir vous embrasser.

  1. Allusion à la fable de La Fontaine.