Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/480

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Voilà à peu près mon sort, mon cher et ancien ami ; je ne lui pardonne pas de nous avoir presque toujours séparés, et je suis très-affligé si nous avons l’air d’être heureux si loin l’un de l’autre, vous sur les bords de la Seine, et moi sur ceux de mon lac. J’ai renoncé de grand cœur à toutes les illusions de la vie, mais non pas aux consolations solides, qu’on ne trouve qu’avec ses anciens amis. Mme Denis me fait bien sentir combien cette consolation est nécessaire. Elle s’est consacrée à me tenir compagnie dans ma retraite. Sans elle mon jardin serait pour moi un vilain désert, et l’aspect admirable de ma maison perdrait toute sa beauté. J’ai été absolument insensible à ce succès passager de la tragédie[1] dont vous me parlez. Peut-être cette insensibilité vient de l’éloignement des lieux. On n’est guère touché d’un applaudissement dont le bruit vient à peine jusqu’à nous ; et on voit seulement les défauts de son ouvrage, qu’on a sous les yeux. Je sens tout ce qui manque à la pièce, et je me dis :


Solve senescentem · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., lib. I, ep. i, v. 8.)


Je me le dis aujourd’hui ; et peut-être demain je serai assez fou pour recommencer ! Qui peut répondre de soi ? Je ne réponds bien positivement que de la sincère et inviolable amitié qui m’attache à vous pour toute ma vie. V.


3024. — DE J.-J. ROUSSEAU.
Paris, le 20 septembre.

En arrivant, monsieur, de la campagne, où j’ai passé cinq ou six jours, je trouve votre billet, qui me tire d’une grande perplexité : car, ayant communiqué à M. de Gauffecourt, notre ami commun, votre lettre[2] et ma réponse, j’apprends à l’instant qu’il les a lui-même communiquées à d’autres, et qu’elles sont tombées entre les mains de quelqu’un qui travaille à me réfuter, et qui se propose, dit-on, de les insérer à la fin de sa critique. M. Bouchaud[3], agrégé en droit, qui vient de m’apprendre cela, n’a pas voulu m’en dire davantage ; de sorte que je suis hors d’état de prévenir les suites d’une indiscrétion que, vu le contenu de votre lettre, je n’avais eue que pour une bonne fin.

  1. L’Orphelin de la Chine.
  2. La lettre 3000, à laquelle Rousseau avait répondu le 10 septembre.
  3. Auteur d’un Commentaire sur la Loi des douze Tables ; mort en 1804. Bouchaud aimait beaucoup la musique, et ce fut sans doute ce qui le mit en relations avec l’auteur du Devin du village. (Cl.)