Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/511

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pour moi les remerciements les plus sincères. Autrefois, votre pays était renommé pour le bon sens. Cette raison si précieuse est maintenant ornée d’esprit et de grâces. L’ouvrage que vous m’avez envoyé en est rempli. Je vois que je n’ai pas mal fait de m’établir dans ce pays, où il se trouve de pareils génies : on ne sait pas à Paris combien vos montagnes portent de fleurs. Voulez-vous me permettre, mon cher major, de présenter mes respects à toute votre famille et à monsieur le bailli ? J’attends toujours que ma mauvaise santé me permette d’aller à Lausanne et de venir vous renouveler les assurances de tout mon attachement. Vous savez que nous devons bannir les cérémonies.


3054. — À M. THIERIOT.
Aux Délices, le 8 novembre.

Mon ancien ami, j’ai vu M. Patu[1] ; il a de l’esprit, il est naturel, il est aimable. J’ai été très-fâché que son séjour ait été si court, et encore plus fâché qu’il ne soit pas venu avec vous ; mais la saison était encore rude, et ma cabane était pleine d’ouvriers. Il s’en allait, tous les soirs, coucher au couvent[2] de Genève, avec M. Palissot, autre enfant d’Apollon. Ces deux pèlerins d’Emmaüs[3] sont remplis du feu poétique ; ils sont venus me réchauffer un peu, mais je suis plus glacé que jamais par les nouvelles que j’apprends du pucelage de Jeanne. Il est très-sûr que des fripons l’ont violée, qu’elle en est toute défigurée, et qu’on la vend en Hollande et en Allemagne, sans pudeur. Pour moi, je la renonce, et je la déshérite : ce n’est point là ma fille ; je ne veux pas entendre parler de catins, quand je suis sérieusement occupé de l’histoire du genre humain. Cependant je ne

  1. Cl.-P. Patu, né à Paris en 1719, auteur, avec Portelance (mort en 1821), de la petite comédie des Adieux du Goût, jouée, pour la première fois, à la Comédie française, le 13 février 1754 ; auteur lui seul d’une traduction estimée de Petites pièces du Théâtre anglais, 1756, deux vol. in-12. — Outre le pélerinage que Patu fit, en 1755, aux Délices, avec Palissot, il en fit un autre chez le philosophe-ermite, au mois d’auguste 1756, avec d’Alembert. Il alla ensuite en Italie ; mais, fatigué de ce voyage, le jeune littérateur voulut s’en revenir en France : il serait sans doute encore passé par les Délices, s’il ne fût mort, le 20 auguste 1757, en Savoie, à Saint-Jean-de-Maurienne. (Cl.)
  2. Les portes de Genève s’ouvrirent à Voltaire le soir du 12 décembre 1754 ; mais Palissot et Patu, en y arrivant trop tard, les eussent trouvées fermées, comme cela arriva à ce pauvre Jean-Jacques en 1728. (Cl.)
  3. Les pèlerins d’Emmaüs sont mentionnés dans saint Luc, xxiv, 15.