Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/94

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et généreuses ; c’est à ce titre que je vous implore pour un oncle et une sœur qui sont dans la situation la plus cruelle et la plus inattendue. M. de Voltaire et Mme Denis sont prisonniers à Francfort : j’ignore quels sont les torts de mon malheureux oncle avec le roi de Prusse ; il en a sans doute puisqu’il a pu déplaire à Sa Majesté, quoiqu’il n’ait paru de lui jusqu’à présent que les sentiments de la plus profonde vénération, d’un respect et d’un attachement inviolables, et dont il lui a donné de bien fortes preuves ; mais ma sœur, qui est Française, qui n’a jamais eu le désir ni le puvoir de manquer au roi, comment et de quoi la punit-on ? Elle a été attendre M. de Voltaire à Strasbourg pour le mener à Plombières ; elle apprend qu’il est resté malade à Francfort, elle y court, et le trouve mourant et arrêté dans son auberge par le ministre du roi de Prusse pour un livre de poésies de Sa Majesté, qu’elle lui avait permis d’emporter quand il en prit congé. Ce livre était dans des ballots à Hambourg : M. de Voltaire les a fait venir avec toute la diligence possible : le ministre a refusé de les ouvrir sans de nouveaux ordres du roi, quoiqu’il lui eût remis un billet, lorsqu’il l’arrêta, par lequel il lui disait qu’il serait libre de continuer sa route aussitôt qu’il lui aurait rendu ce livre. Ouatre jours après, on lui donne une garde dans sa chambre, on en donne une à Mme Denis ; ils ne peuvent plus se voir ; ils n’ont pas la liberté d’écrire ; c’est par sa femme de chambre que j’apprends cet événement : on la punit donc des soins qu’elle a cru devoir à son oncle mourant et malheureux ? C’est un crime que je désirerais que ma position me permît de partager avec elle ; mais je ne saurais croire que le roi ait dicté un pareil arrêt, il serait trop contraire aux idées de grandeur, de bonté, de justice que toutes ses actions nous ont données de lui. D’ailleurs, je sais qu’il n’est arrivé à que le 15, et cet emprisonnement est du 20 : je ne puis donc douter que ce ne soit un attentat du ministre, contre lequel je réclame la protection de Votre Excellence auprès du roi. Fléchissez-le pour mon malheureux oncle, rappelez-lui ses premières bontés ; enfin, monsieur, je n’espère qu’en vous. Il a été un temps où vous les avez honorés l’un et l’autre de votre estime, ils méritent à présent toute votre compassion ; j’espère que vous ne la leur refuserez pas, et à moi la permission de vous assurer du respect avec lequel je suis, monsieur, de Votre Excellence, la très-humble et très-obéissante servante,


Mignot De Fontaine.
À l’hôtel d’Herbouville, rue Pavée, au Marais.

2609. — DE MADAME DENIS AU COMTE D’ARGENSON,
ministre de la guerre[1].
(En main propre.)

Monseigneur, à peine ai-je recouvré l’usage de mes sens que je les emploie à vous rendre compte de notre cruelle situation. Je vous envoie cette requête au roi. Vous en ferez ce qu’il vous plaira. Du moins elle servira à vous instruire.

  1. Mémoires et Journal du marquis d’Argenson, tome V, édition Jannet.