Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome45.djvu/133

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spirituels deviennent pour lui des amulettes empoisonnés qui le gâtent et le corrompent sans retour. L’état actuel de la société le condamne à n’avoir que des bras. Tout est perdu dès qu’on le met dans le cas de s’apercevoir qu’il a aussi un esprit.

Si l’on pouvait n’illuminer qu’une de ces deux divisions du genre humain ; s’il était possible d’intercepter tous les rayons qui vont de la petite à la grande, et d’entretenir une nuit éternelle sur celle des deux seulement qui n’est utile et soumise qu’autant qu’elle y reste, j’applaudirais volontiers aux travaux des philosophes et de leurs partisans. Mais songez-y, monsieur, le soleil ne saurait se lever pour la première que le crépuscule ne s’étende jusqu’à la seconde, quelque éloignée qu’elle en soit. Celle-ci, dès qu’elle est éclairée, tend nécessairement à apprécier l’autre, où à se confondre avec elle. Il s’ensuit de là que le jour leur est funeste à toutes deux, et qu’une obscurité où elles vivent tranquilles, chacune dans leurs limites respectives, est infiniment préférable à des lumières qui ne leur apprennent qu’à se dédaigner, ou à se détester réciproquement.

Voilà, monsieur, ma petite profession de foi littéraire, à laquelle je serai toujours attaché, jusqu’au martyre exclusivement, etc.

6758. — À M. DAMILAVILLE.
20 février.

Les aveugles, mon cher ami, sont sujets à faire d’énormes méprises. Lorsque le paquet contenant le mémoire des Sirven arriva, nous ne songeâmes pas seulement s’il était accompagné d’une lettre. Nous nous jetâmes dessus avec avidité : il fut lu sur-le-champ, à haute et intelligible voix, par M. de La Harpe. Nous pleurions tous, nous disions tous : Ce M. de Beaumont s’est surpassé ; le mémoire des Sirven est bien supérieur au mémoire des Calas ; le conseil du roi fondra en larmes. Aussitôt nous envoyons le mémoire aux Sirven pour le signer ; ils le signent ; le mémoire part à l’adresse de M. de Courteilles. Quand tout cela est fait, on lit votre lettre ; on voit que le mémoire est de vous, qu’il n’est point juridique, que Sirven ne devait point le signer : alors nous nous promettons le secret. Je vous écris un mot à la hâte ; je vous dis que votre mémoire est chez M. de Courteilles. Si on ne vous l’a pas remis, courez vite chez lui, reprenez votre excellent ouvrage ; et, si vous voulez qu’il soit imprimé, renvoyez-le-moi : il fera un grand effet dans les pays étrangers ; mais, surtout, que M. de Beaumont donne le sien ; il nous fait périr par ses lenteurs.

Il y a six ans qu’une famille innocente gémit, et il y a deux ans que M. de Beaumont devrait avoir fini ses peines : il ne sait donc pas combien la vie est courte.