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marge[1]. Vous voyez que l’état horrible où je suis ne me fait pas négliger les belles-lettres, qui sont, après vous, la plus douce consolation de ma vie.

Adieu, mon très-cher et très-adorable ange.


6651. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
5 janvier.

Sire, je me doutais bien que votre muse se réveillerait tôt ou tard. Je sais que les autres hommes seront étonnés qu’après une guerre si longue et si vive, occupé du soin de rétablir votre royaume, gouvernant sans ministres, entrant dans tous les détails, vous puissiez cependant faire des vers français ; mais moi, je n’en suis pas surpris, parce que j’ai fort l’honneur de vous connaître. Mais ce qui m’étonne, je vous l’avoue, c’est que vos vers soient bons ; je ne m’y attendais pas après tant d’années d’interruption. Des pensées fortes et vigoureuses, un coup d’œil juste sur les faiblesses des hommes, des idées profondes et vraies, c’est la votre partage dans tous les temps ; mais pour du nombre et de l’harmonie, et très-souvent même des finesses de langage, à cents lieues de Paris, dans la Marche de Brandebourg, ce phénomène doit être assurément remarqué par notre Académie de Paris.

Savez-vous bien, sire, que Votre Majesté est devenue un auteur qu’on épluche ?

Notre doyen, mon gros abbé d’Olivet, vient, dans une nouvelle édition de la Prosodie française, de vous critiquer sur le mot crêpe[2], dont vous avez retranché impitoyablement le dernier e dans une lettre à moi adressée[3], et imprimée dans les Œuvres du philosophe de Sans-Souci ; mais je ne crois pas que cette édition ait été faite sous vos yeux : quoi qu’il en soit, vous voilà devenu un classique, examiné comme Racine par notre doyen, cité devant notre tribunal des mots, et condamné sans appel à faire crêpe de deux syllabes.

Je me joins au doyen, et je vais intenter au philosophe de Sans-Souci une accusation toute contraire. Vous avez donné deux syllabes au mot hait dans votre beau discours du Stoïcien :

  1. C’est-à-dire avec le jeu des acteurs en marge des Scythes.
  2. Voyez ci-après, page 13.
  3. Le 20 février 1750 ; voyez tome XXXVII, page 109.