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ANNÉE 1767

Je suis persuadé, monsieur, que vous auriez couru toute l’Amérique sans pouvoir trouver, chez les nations nommées sauvages, deux exemples consécutifs d’accusations de parricides, et surtout de parricides commis par amour de la religion. Vous auriez trouvé encore moins, chez des peuples qui n’ont qu’une raison simple et grossière, des pères de famille condamnés à la roue et à la corde, sur les indices les plus frivoles, et contre toutes les probabilités humaines.

Il faut que la raison languedochienne soit d’une autre espèce que celle des autres hommes. Notre jurisprudence a produit d’étranges scènes depuis quelques années ; elles font frémir le reste de l’Europe. Il est bien cruel que, depuis Moscou jusqu’au Rhin, on dise que, n’ayant su nous défendre ni sur mer ni sur terre, nous avons eu le courage de rouer l’innocent Calas ; de pendre en effigie et de ruiner en réalité la famille Sirven ; de disloquer dans les tortures le petit-fils d’un lieutenant général, un enfant de dix-neuf ans ; de lui couper la main et la langue, de jeter sa tête d’un côté, et son corps de l’autre, dans les flammes, pour avoir chanté deux chansons grivoises, et avoir passé devant une procession de capucins sans ôter son chapeau. Je voudrais que les gens qui sont si fiers et si rogues sur leurs paliers voyageassent un peu dans l’Europe, qu’ils entendissent ce que l’on dit d’eux, qu’ils vissent au moins les lettres que des princes éclairés écrivent sur leur conduite ; ils rougiraient, et la France ne présenterait plus aux autres nations le spectacle inconcevable de l’atrocité fanatique qui règne d’un côté, et de la douceur, de la politesse, des grâces, de l’enjouement et de la philosophie indulgente, qui règnent de l’autre ; et tout cela dans une même ville, dans une ville sur laquelle toute l’Europe n’a les yeux que parce que les beaux-arts y ont été cultivés : car il est très-vrai que ce sont nos beaux-arts seuls qui engagent les Russes et les Sarmates à parler notre langue. Ces arts, autrefois si bien cultivés en France, font que les autres nations nous pardonnent nos férocités et nos folies.

Vous me paraissez trop philosophe, monsieur, et vous me marquez trop de bonté, pour que je ne vous parle pas avec toute la vérité qui est dans mon cœur. Je vous plains infiniment de remuer, dans l’horrible château[1] où vous allez tous les jours, le cloaque de nos malheurs. La brillante fonction de faire valoir le code de la raison et l’innocence des Sirven sera plus consolante

  1. Le Palais, où le tribunal appelé Requêtes de l’hôtel tenait ses audiences.