Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome45.djvu/234

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
224
CORRESPONDANCE.

Ce n’est qu’avec le temps qu’on goûtera ces mœurs champêtres, cette simplicité si touchante, mise en opposition avec l’insolence du despotisme et la fureur des passions d’un jeune prince qui se croit tout permis. C’est précisément au parterre que cela doit plaire. Tous les gens de lettres sont de mon avis. On s’apercevra aussi que le style n’est point négligé, et que sa naïveté, convenable au sujet, loin d’être un défaut, est un véritable ornement ; car tout ce qui est convenable est bien. Les mots de toison, de glèbe, de gazons, de mousse, de feuillage, de soie, de lacs, de fontaines, de pâtre, etc., qui seraient ridicules dans une autre tragédie, sont si heureusement employés. Mais cette convenance n’est sentie qu’à la longue ; elle plaît quand on y est accoutumé.

J’ai dit, dans la préface, que la pièce est très-difficile à jouer, et j’ai eu grande raison. Voilà les acteurs enfin un peu accoutumés. Profitez donc, je vous en supplie, mes anges, de ce moment favorable ; faites reprendre la pièce après Pâques. La nature, après tout, est partout la même, et il faudra bien qu’elle parle dans votre Babylone comme dans ma Scythie. Si Brizard peut avoir plus de sentiment, si Dauberval peut être moins gauche, si Pin pouvait être moins ridicule, s’ils pouvaient prendre des leçons dont ils ont besoin, si de jeunes bergères vêtues de blanc venaient attacher des guirlandes, dans le deuxième acte, aux arbres qui entourent l’autel, pendant qu’Obéide parle ; si elles venaient le couvrir d’un crêpe dans la première scène du cinquième acte ; si tous les acteurs étaient de concert ; si les confidents étaient supportables, je vous réponds que cela ferait un beau spectacle.

Essayez, je vous prie ; et surtout qu’Obéide sache pleurer. Je vois bien qu’elle n’est point faite pour les rôles attendrissants ; il lui faudra des Léontine[1] qui disent des injures à un empereur dans sa maison, contre toute bienséance et contre toute vraisemblance. Il lui faudra des Cléopàtre[2] qui fassent à leurs fils la proposition absurde d’assassiner leur maîtresse. Le parterre aime encore ces sottises gigantesques, à la bonne heure ; pour moi, qui suis le très-humble et très-obéissant serviteur du naturel et du vrai, je déteste cordialement ces prestiges dramatiques.

Je crois que je vais bientôt quitter ma Scythie, et en chercher une autre ; ma santé ne peut plus tenir à l’hiver barbare qui nous accable au mois d’avril, et aux neiges qui nous envi-

  1. Personnage de l’Héraclius de Corneille.
  2. Personnage de la Rodogune de Corneille.