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CORRESPONDANCE.

prix[1] cette année à votre Académie. Il est l’auteur du Comte de Warwick, tragédie dans laquelle il y a de très-beaux morceaux. C’est un jeune homme d’un rare mérite, et qui n’a absolument que ce mérite pour toute fortune. Il a une femme dont la figure est fort au-dessus de celle de Mlle Clairon, qui a beaucoup plus d’esprit, et dont la voix est bien plus touchante. Je les ai tous deux chez moi depuis longtemps. Ce sont, à mon gré, les deux meilleurs acteurs que j’aie encore vus. Vous n’avez pas à la Comédie française une seule actrice qui puisse jouer les rôles que Mlle Lecouvreur rendait si intéressants ; et, hors Lekain, qui n’est excellent que dans Oreste et dans Sémiramis, vous n’avez pas un seul acteur a la Comédie.

Mlle Durancy joue, dit-on (et c’est la voix publique), avec toute l’intelligence et tout l’art imaginables. Elle est faite pour remplacer Mlle Dumesnil ; mais elle ne sait point pleurer, et par conséquent ne fera jamais répandre de larmes.

J’ai vu une trentaine d’acteurs de province qui sont venus dans ma Scythie en divers temps ; il n’y en a pas un qui soit seulement capable de jouer un rôle de confident : ce sont des bateleurs faits uniquement pour l’opéra-comique. Tout dégénère en France furieusement, et cependant nous vivons encore sur notre crédit, et on se fait honneur de parler notre langue dans l’Europe.

Nous sommes toujours bloqués dans nos retraites couvertes de neiges. Nous n’avons plus aucune communication avec Genève, et malgré toutes les bontés de M. le duc de Choiseul, dont j’ai le plus grand besoin, notre pays souffre infiniment. Nous ne pouvons ni vendre nos denrées, ni en acheter. Le pain vaut cinq sous la livre depuis très-longtemps. Les saisons conspirent aussi contre nous ; et enfin, n’ayant plus ni de quoi nous chauffer, ni de quoi manger, ni de quoi boire, je serai forcé de transporter mes petits pénates et toute ma famille auprès de Lyon, uniquement pour vivre. Je tacherai d’y mener votre protégé[2], si je m’accommode du château qu’on me propose. Il aura plus de secours pour faire son Histoire du Dauphiné, dont il est toujours entêté, et qui ne sera pas extrêmement intéressante.

Je ne sais trop à quoi vous le destinez, ni ce qu’il pourra devenir. Il est bien dangereux, pour qui n’a nulle fortune, de n’avoir aucun talent décidé, ni aucun but réel, ni aucun moyen

  1. Voyez tome XLIV, pages 434 et 546.
  2. C. Galien ; voyez tome XLIV, page 458.