Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome45.djvu/26

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Je suis fort aise qu’autrefois Saint-Gelais ait justifié le crêp par son Bucéphal. Puisqu’un aumônier de François Ier retranche un e à Bucéphale, pourquoi un prince royal de Prusse n’aurait-il pas retranché un e à crêpe ? Mais je suis un peu fâché que Melin de Saint-Gelais, en parlant au cheval de François Ier, lui ait dit :

Sans que tu sois un Bucéphal,
Tu portes plus grand qu’Alexandre.

L’hyperbole est trop forte, et j’y aurais voulu plus de finesse.

Vous me critiquez, mon cher doyen, avec autant de politesse que vous rendez de justice au singulier génie du philosophe de Sans-Souci. J’ai dit, il est vrai, dans le Siècle de Louis XIV, à l’article des Musiciens[1], que nos rimes féminines, terminées toutes par un e muet, font un effet très-désagréable dans la musique, lorsqu’elles finissent un couplet. Le chanteur est absolument obligé de prononcer :

Si vous aviez la rigueur
SiDe m’ôter votre cœur,
SiVous m’ôteriez la vi-eu[2].

Arcabonne est forcée de dire ;

Tout me parle de ce que j’aim-eu

(Amadis, acte, II, scène ii.)

Médor est obligé de s’écrier :

… Ah ! quel tourment
D’aimer sans espérance-eu[3] !

La gloire et la victoire, à la fin d’une tirade, font presque toujours la gloire-eu, la victoire-eu. Notre modulation exige trop souvent ces tristes désinences. Voilà pourquoi Quinault a grand soin de finir, autant qu’il le peut, ses couplets par des rimes masculines ; et c’est ce que recommandait le grand musicien Rameau à tous les poëtes qui composaient pour lui.

Qu’il me soit donc permis, mon cher maître, de vous représenter que je ne puis être d’accord avec vous quand vous dites « qu’il est inutile, et peut-être ridicule, de chercher l’origine de cette prononciation gloire-eu victoire-eu, ailleurs que dans la bouche de nos villageois ». Je n’ai jamais entendu de paysan

  1. Voyez tome XIV, page 145.
  2. Armide, acte V, scène i.
  3. Roland, acte I, scène iii.