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ANNÉE 1767

serts : que serait-ce si j’étais à Paris ? Heureusement notre théâtre de Ferney n’éprouve point de ces orages ; plus les talents de nos acteurs sont admirables, plus l’union règne parmi eux : la discorde et l’envie sont faites pour la médiocrité. Je dois me renfermer dans les plaisirs purs et tranquilles que mes maladies cruelles me laissent encore goûter quelquefois. Je me flatte que celui qui a le plus contribué à ces consolations ne les mêlera pas d’amertume, et qu’une tracasserie entre deux comédiennes ne troublera pas le repos d’un homme de votre considération et de votre âge, et n’empoisonnera pas les derniers jours qui me restent à vivre.

Vous ne m’avez point parlé de Mme de Groslée ; vous croyez qu’il n’y a que les spectacles qui me touchent. Vous ne savez pas qu’ils sont mon plus léger souci, qu’ils ne servent qu’à remplir le vide de mes moments inutiles, et que je préfère infiniment votre amitié à la vaine et ridicule gloire des belles-lettres, qui périssent dans ce malheureux siècle.

7027. — À M. LE COMTE ANDRÉ SCHOUVALOW[1].
À Ferney, 30 septembre.

J’ai été longtemps malade, monsieur ; c’est à ce triste métier que je consume les dernières années de ma vie. Une de mes plus grandes souffrances a été de ne pouvoir répondre à la lettre charmante dont vous m’honorâtes il y a quelques semaines. Vous faites toujours mon étonnement, vous êtes un des prodiges du règne de Catherine II. Les vers français que vous m’envoyez sont du meilleur ton, et d’une correction singulière ; il n’y a pas la plus petite faute de langage : on ne peut vous reprocher que le sujet que vous traitez[2]. Je m’intéresse à la gloire de son beau règne, comme je m’intéressais autrefois au Siècle de Louis XIV. Voilà les beaux jours de la Russie arrivés ; toute l’Europe a les yeux sur ce grand exemple de la tolérance que l’impératrice donne au monde. Les princes jusqu’ici ont été assez infortunés pour ne connaître que la persécution. L’Espagne s’est détruite elle-même en chassant les Juifs et les Maures. La plaie de la révocation de l’édit de Nantes saigne encore en France. Les prêtres désolent l’Italie. Les pays d’Allemagne, gouvernés par les prélats,

  1. Le comte André Schouvalow est le neveu de Jean.
  2. C’était Voltaire qui était le sujet des vers de Schouvalow.