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CORRESPONDANCE

Je vous avais proposé aussi de mettre Abel Servien à sa place, avec Nicolas Fouquet, puisqu’ils furent tous deux toujours surintendants conjointement.

Mais j’ai de plus grandes plaintes à vous faire. Comment avez-vous pu, dans votre nouvelle édition, démentir la bonté de votre caractère et la douceur de vos mœurs dans l’article Servet ? Il semble que vous vouliez un peu justifier Calvin et tous les persécuteurs. Vous flétrissez l’indulgence, la tolérance, du nom de tolérantisme, comme si c’était une hérésie, comme si vous parliez de l’arianisme et du jansénisme. Vous n’ignorez pas que le meurtre de Servet est une violation criminelle du droit des gens, un véritable assassinat commis en cérémonie#1, et qui devait attirer sur les assassins le châtiment le plus terrible ? J’ose croire que, si le mot d’arien n’avait pas retenu Charles-Quint, ou plutôt s’il n’était pas tombé dès lors dans le triste état qu’il alla bientôt cacher dans la solitude de Saint-Just, il aurait puni sévèrement cet outrage fait dans Genève, ville impériale, à la nation espagnole. C’était un attentat inouï d’arrêter, sans aucun prétexte, un sujet de Charles-Quint, qui voyageait sur la foi publique, muni de bons passe-ports. Servet ne voulait coucher qu’une nuit à Genève, pour aller en Allemagne : Calvin, qui le sut, le fit saisir comme il partait de l’hôtellerie de la Rose. On lui vola quatre-vingt-dix-sept doublons d’or, une chaîne d’or, et six bagues.

Vous savez quelle mort suivit ce brigandage. Calvin, qui aurait été lui-même brûlé en France s’il avait été pris, força le misérable conseil de Genève à faire brûler Servet à petit feu avec des fagots verts, et il jouit de ce spectacle. Il n’y eut point, dans votre Saint-Barthélémy, d’assassinat plus cruellement exécuté.

Vous m’avouerez que la douceur chrétienne, nommée par vous tolérantisme, eût mieux valu que cette sainte abomination. J’ose vous dire qu’en France, si les Guises avaient été plus tolérants, votre conseiller Anne Dubourg, neveu du chancelier, et tant d’autres, n’auraient pas péri par le même supplice que Servet. Croyez-moi, mon cher et illustre confrère, la tolérance prêche mieux que les bourreaux.

Vous citez l’exemple de Socrate ; vous paraissez regarder sa mort comme une preuve de l’intolérance des Athéniens. On dirait, à vous entendre, que les lois d’Athènes mettaient à mort tous ceux qui s’étaient moqués du hibou de Minerve. Vous êtes [1]

  1. Boileau, satire viii, vers 296.