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ANNÉE 1767


7188. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 1er mars.

Vous avez daigné, monseigneur, faire une petite visite à Ferney ; Mme Denis part pour vous la rendre. Sa santé est déplorable, et il n’y a plus à Genève ni médecin qu’on puisse consulter, ni aucun secours qu’on puisse attendre ; d’ailleurs, vingt ans d’absence ont dérangé ma fortune, et n’ont pas accommodé la sienne. Ma fille adoptive Corneille l’accompagne à Paris, où elle verra massacrer les pièces de son grand-oncle ; pour moi, je reste dans mon désert ; il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui prenne soin du ménage de campagne ; c’est ma consolation. J’en éprouverais une plus flatteuse si je pouvais vous faire ma cour ; mais c’est un bonheur auquel je ne puis prétendre, et la vie de Paris ne convient ni à mon âge, ni à mes maladies, ni aux circonstances où je me trouve. Je serai très-affligé de mourir sans avoir pris congé de vous. Je me regarde déjà comme un homme mort, quoique j’aie égayé mon agonie autant que je l’ai pu. Non-seulement je vous dis un adieu éternel quand vous honorâtes ma retraite de votre présence, mais j’ai toujours eu depuis le chagrin de ne pouvoir vous écrire que des choses vagues. La douceur d’ouvrir son cœur est aujourd’hui interdite. J’ai respecté les entraves qu’on met à la liberté de s’expliquer par lettres ; je n’ai pu que vous ennuyer. J’aurais désiré faire un petit voyage à Bordeaux, et vous contempler dans votre gloire ; mais c’est encore un plaisir auquel il faut que je renonce. Me voilà donc mort et enterré.

La bonté que vous avez de faire payer ce qui m’est dû de ma rente sera tout entière pour Mme Denis et pour Mme Dupuits. Il faut tout à des femmes, et rien à un vieux solitaire. Je ne me suis pas même réservé de chevaux pour me promener. Si j’étais seul, je n’aurais besoin de rien. Je vous remercie au nom de Mme Denis, qui bientôt vous remerciera elle-même, et vous présentera mes hommages, mon attachement inviolable, et mon respect.

    dont je sens tout le prix. Vous êtes comme Isis, qui rassembla tous les membres épars d’Osiris, et qui le fit adorer. Je croirai posséder Leibnitz chez moi, si jamais vous me faites l’honneur de venir dans mon ermitage.
    « Pardonnez à un vieux malade s’il ne vous remercie pas plus au long, je n’en suis pas moins pénétré de reconnaissance, et de tous les sentiments que je vous dois. J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc. »