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CORRESPONDANCE

Il est triste d’emprunter deux vers d’un ancien auteur latin pour Louis XV. Répéter ce que les autres ont dit, c’est ne savoir que dire ; de plus, le roi viendra chez vous : il verra votre statue, et n’entendra pas l’inscription. Si quelque savant duc et pair lui dit que cela signifie qu’on souhaite qu’il vive longtemps, on avouera que la pensée n’en est ni neuve ni fine.

Il y a bien pis : si j’ai la hardiesse de vous faire une inscription en vers pour la statue du roi, il faut rencontrer votre goût, il faut rencontrer celui de vos amis ; et vous savez que la première idée qui vient à tout convive, soit à table, soit en digérant, c’est de trouver détestable tout ce qu’on nous présente, à moins que ce ne soit d’excellent vin de Tokai. Les choses se passaient ainsi de mon temps, et je doute que les Français se soient corrigés.

Je ne vous enverrai donc point de vers pour le roi. Le temps des vers est passé chez la nation, et surtout chez moi. Tout ce que je vous dirai, c’est que si j’étais encore officier de la chambre du roi, si j’avais posé sa statue de marbre sur un beau piédestal, s’il venait voir sa statue, il verrait au bas ces quatre petits vers-ci, qui ne valent rien, mais qui exprimeraient que c’est un de ses domestiques[1] qui a érigé cette statue, qu’on aime beaucoup celui qu’elle représente, et qu’on craint de choquer son indifférente modestie :

Qu’il est doux de servir ce maître,
Et qu’il est juste de l’aimer !
Mais gardons-nous de le nommer ;
Lui seul pourrait s’y méconnaître.

Je sais bien que les beaux-esprits ne trouveraient pas ces vers assez pompeux ; et en effet je ne les ferais pas graver dans une place publique, mais je les trouverais très-convenables dans ma maison. Ils le seraient pour moi, ils le seraient pour l’objet de mon quatrain : cela me suffirait ; et les critiques auraient beau dire, mon quatrain subsisterait.

Mais ce que je ferais dans mon petit salon de vingt-quatre pieds, vous ne le ferez pas dans votre salon de cent pieds.

Mes vers trop familiers seront vus de travers,
Et pour les grands salons il faut de plus grands vers.

  1. Voltaire emploie de nouveau cette expression, comme Jean-Jacques Rousseau ; voyez tome XXXVI, page 531 ; et XXVI, page 33.