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CORRESPONDANCE
7378. — À M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
À Ferney, 4 novembre.

Monsieur, je suis obligé en honneur de vous rendre compte de ce qui vient de m’arriver. Une dame fort jolie et fort affligée est venue chez moi ; je n’ai pas, à mon âge, de quoi la consoler ; elle m’a assuré qu’il n’y avait que vous qui puissiez lui donner de la consolation. « J’ai le malheur, m’a-t-elle dit, d’être la femme d’un poëte. — Votre mari est-il jeune, madame ? fait-il bien des vers ? — Ah ! monsieur, il les fait détestables. — Cela est fort commun, madame ; mais que peut un ambassadeur de France contre la rage de faire de mauvais vers ? — Monsieur, je suis Genevoise, et mon mari est un jeune étourdi nommé Lamande. — Eh bien ! madame, envoyez-le chez J.-J. Rousseau, ils travailleront du même métier. — Monsieur, il y a renoncé pour sa vie. Il s’avisa, il y a deux ans, pendant les troubles de Genève, où personne ne s’entendait, de faire une mauvaise brochure en vers qu’on n’entendait pas davantage ; il a été banni pour neuf ans par un arrêt du conseil magnifique ; il a un père encore plus vieux que vous, qui est aveugle, et qui se trouve sans secours ; ma mère, vieille et infirme, a besoin de mes soins ; je passe ma vie à courir pour me partager entre ma mère et mon mari : monsieur l’ambassadeur de France est le seul qui puisse finir mes malheurs. »

J’ai répondu alors de Votre Excellence ; j’ai assuré la désolée que, si elle venait à votre lever, elle s’en trouverait fort bien ; mais que vous étiez actuellement occupé avec les dames de Saint-Omer.

« Hélas ! monsieur, m’a-t-elle répliqué, il peut de Saint-Omer pardonner à mon mari, et me le rendre. On a prétendu que mon mari lui avait manqué de respect dans son impertinent ouvrage, où personne n’a jamais rien compris… — Madame, ai-je dit, si votre mari avait été citoyen de Berg-op-Zoom, M. le chevalier de Beauteville lui aurait très-mal fait passer son temps ; mais, s’il est citoyen de Genève, et s’il a écrit des sottises, soyez très-persuadée que monsieur l’ambassadeur de France n’en sait rien, qu’il ne lit point ces pauvretés, ou qu’il ne s’en souvient plus. » Alors elle s’est remise à pleurer. « Ah ! que monsieur l’ambassadeur pourrait faire une belle action ! disait-elle. — Il la fera, madame, n’en doutez pas ; c’est une de ses habitudes. De quoi s’agit-il ? — Ce serait, monsieur, qu’il trouvât bon que mon ma-