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CORRESPONDANCE.

les horreurs dont on est quelquefois environné, où en serait-on ? Les Sirven passent encore leur vie sous mes yeux, dans mes déserts, jusqu’à ce que je puisse les envoyer à Toulouse, où les mœurs, grâce au ciel, se sont un peu adoucies. Mais qui osera passer par Abbeville ? Enfin que voulez-vous ? on n’est pas assez fort pour combattre les tigres, il faut quelquefois danser avec les singes.

Le mari de Mlle Corneille est arrivé ; mais les malles où sont les horreurs ecclésiastiques de François Ier[1] sont encore en arrière. Dieu merci, je n’aime aucun de ces gens-là. Il faut avouer qu’on vaut mieux aujourd’hui qu’alors. Il s’est fait dans l’esprit humain une étrange révolution depuis quinze ans. L’Europe a redemandé à grands cris le sang des Sirven et des Calas ; et tous les hommes d’État, depuis Archangel jusqu’à Cadix, foulent aux pieds la superstition. Les jésuites sont abolis, les moines sont dans la fange. Encore quelques années, et le grand jour viendra après un si beau matin. Quand les échafauds sont dressés à Toulouse et à Abbeville[2], je suis Heraclite ; quand on se saisit d’Avignon[3], je suis Démocrite[4] : voilà le mot de l’énigme.

Je vous embrasse, mon cher Tite-Live ; je vous répète que je vous aime autant que je vous estime.


7494. — À MADAME DE SAINT-JULIEN.
3 mars.

Minerve-papillon, le hibou à qui vous avez fait l’honneur d’écrire a été enchanté de votre souvenir ; il en a secoué ses vieilles ailes de joie ; il est tout fier de vous avoir si bien devinée, car, dès le premier jour qu’il vous vit, il vous jugea solide plus que légère, et aussi bonne que vous êtes aimable.

Soyez bien sûre, madame, que mon cœur est pénétré de tout ce que vous me dites ; mais il faut laisser les aigles, les rossignols et les fauvettes dans Paris, et que les hiboux restent dans leurs masures. J’ai soixante-quinze ans ; ma faible machine s’en va en détail ; le peu de jours que j’ai à respirer sur ce tas de boue doit être consacré à la plus profonde retraite. Les enfants[5] qui sont

  1. Voyez une note sur la lettre 7506.
  2. Les affaires de Calas et de La Barre ; voyez tome XXIV, page 365 ; et XXV, 501.
  3. Voyez page 68.
  4. Voyez, tome IX, page 558, la fin de Jean qui pleure et qui rit.
  5. M. et Mme Dupuits.