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année 1769.


7702. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Novembre.

Sire, un Bohémien qui a beaucoup d’esprit et de philosophie, nommé Grimm, m’a mandé que vous aviez initié l’empereur[1] à nos saints mystères, et que vous n’étiez pas trop content que j’eusse passé près de deux ans sans vous écrire.

Je remercie Votre Majesté très-humblement de ce petit reproche : je lui avouerai que j’ai été si fâché et si honteux du peu de succès de la transmigration de Clèves que je n’ai osé depuis ce temps-là présenter aucune de mes idées à Votre Majesté. Quand je songe qu’un fou et un imbécile comme Ignace a trouvé une douzaine de prosélytes qui l’ont suivi, et que je n’ai pas pu trouver trois philosophes, j’ai été tenté de croire que la raison n’était bonne à rien ; d’ailleurs, quoi que vous en disiez, je suis devenu bien vieux, et, malgré toutes mes coquetteries avec l’impératrice de Russie, le fait est que j’ai été longtemps mourant et que je me meurs.

Mais je ressuscite, et je reprends tous mes sentiments envers Votre Majesté, et toute ma philosophie, pour lui écrire aujourd’hui au sujet d’une petite extravagance anglaise qui regarde votre personne. Elle se doutera bien que cette démence anglaise n’est pas gaie ; il y a beaucoup de sages en Angleterre, mais il y a autant de sombres enthousiastes. L’un de ces énergumènes, qui peut-être a de bonnes intentions, s’est avisé de faire imprimer dans la gazette de la cour, qu’on appelle the Whitehall Evening-Post, le 7 octobre, une prétendue lettre de moi à Votre Majesté, dans laquelle je vous exhorte à ne plus corrompre la nation que vous gouvernez. Voici les propres mots fidèlement traduits : « Quelle pitié, si l’étendue de vos connaissances, vos talents et vos vertus, ne vous servaient qu’à pervertir ces dons du ciel pour faire la misère et la désolation du genre humain ! Vous n’avez rien à désirer, sire, dans ce monde, que l’auguste titre d’un héros chrétien. »

Je me flatte que ce fanatique imprimera bientôt une lettre de moi au Grand Turc Moustapha, dans laquelle j’exhorterai Sa Hautesse à être un héros mahométan ; mais comme Moustapha

  1. Allusion à l’entrevue de Frédéric avec l’empereur Joseph II, à Neisse, au mois d’aoûl 1769. Voltaire appelle Grimm Bohémien à cause du Petit Prophète de Boehmischbroda dont celui-ci était l’auteur.