Page:Voyage à travers l’Impossible.djvu/26

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Volsius : Êtes-vous bien sûrs de me connaître, messieurs ?

Georges : Nous savons depuis longtemps votre nom et vos exploits.

Éva : Nous ne supposons pas que vous comptiez nous traiter en ennemis.

Georges : Et nous garder prisonniers à votre bord ?

Volsius : Quand vous connaîtrez mieux le Nautilus, peut-être ne demanderez-vous plus à le quitter…

Tous : Ne plus le quitter, nous !

Volsius : La vie est cent fois plus paisible et plus indépendante à mon bord qu’elle ne l’est dans votre monde… Ici, vous n’avez à redouter ni les tempêtes de l’Océan, ni les persécutions des hommes. Quel que soit l’ouragan qui sévisse là-haut, à trente pieds au-dessous des vagues, c’est le calme absolu. Quel que soit le despotisme qui règne sur la Terre, mon Nautilus descend au sein des flots, et je défie toutes les tyrannies du monde ! C’est à cent pieds sous l’eau… messieurs, qu’on trouve encore la liberté !

Ox : La liberté… au fond d’une prison !

Georges : Une liberté de misanthrope, ou de sauvage et non pas d’homme civilisé.

Volsius : Je repousse en effet ce titre, messieurs, non, non, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé. J’ai rompu avec votre société tout entière. J’ai quitté pour jamais votre sol terrestre. Je m’en suis exilé d’ailleurs en assez bonne compagnie. On venait précisément d’en proscrire le bon Dieu… le nommé Dieu, comme ils disent maintenant.

Ox (avec ironie) : Le Capitaine Nemo est, à ce que je vois, un fervent croyant.

Volsius : Très fervent, et plus convaincu que ne le sont, à mes yeux, ceux qui affichent aujourd’hui un athéisme… né de l’orgueil ou de la crainte.

Ox : De l’orgueil ou de la crainte dites-vous ?

Volsius : Oui, certes. Orgueilleux ou timorés voilà ce que sont, pour la plupart, ces prétendus athées. S’il y avait un Dieu, disent les uns, est-ce qu’un homme supérieur, un homme de génie tel que moi végéterait ignoré ? Il n’y a pas de Dieu, disent les autres, et ceux-là, c’est la peur qui dicte leur langage.

Tous : La peur ?

Volsius : Eh ! oui, messieurs, la peur : interrogez la vie de ces hommes, fouillez dans leur passé et scrutez leur conscience, vous trouverez toujours quelque raison mystérieuse et sombre, quelque ténébreux souvenir qui leur fait redouter un tribunal suprême. Ils ont peur, vous dis-je, et s’ils s’en vont criant et proclamant partout que Dieu n’existe pas, c’est moins pour le faire croire aux autres que dans le vain espoir de se le persuader à eux-mêmes…

Ox (riant) : Ah ! ah ! ah ! C’est du fond de la mer que le Capitaine Nemo veut réveiller la foi, et réformer notre civilisation.

Volsius : Ah ! L’admirable civilisation ! Et sur quelles inébranlables bases repose cette société moderne qui enlève aux déshérités de ce monde l’espérance d’un monde meilleur ! Mais s’il n’existe pas d’autre vie que la vie terrestre, si nous ne devons attendre ni châtiment ni récompense futurs, la vertu est une duperie, il ne s’agit plus pour le crime que de savoir habilement se soustraire à la loi. Et pour peu que vous ayez à la tête de l’État quelques dignes et honnêtes gouvernants pratiquant une douce philosophie bourgeoise et qui se plaisent à commuer les peines prononcées par la Justice, vous verrez les criminels enhardis se multiplier sans relâche, et le meurtre n’étant pas plus sévèrement puni que le vol, les voleurs se feront assassins, et les assassins se diront : « Nous pouvons tuer sans crainte ; on ne nous tuera pas ! Nous pouvons égorger sans remords, le remords est un vain mot, car Dieu n’existe pas ! »…

Volsius : Enfin que prétendez-vous faire de nous ?

Éva : Par grâce, Monsieur, ne nous retenez pas ici, nul de nous ne trahira votre secret.

Volsius : Eh ! bien, je suis bon prince, et je consens à ce que mon navire vous conduise… où vous vouliez aller.

Georges : Mais c’est à la conquête de l’impossible que nous marchons, à travers le feu, à travers l’espace.

Volsius : Et à travers les eaux, sans doute. Versez-moi donc quelques gouttes de votre précieuse liqueur et je pars avec vous M. le Docteur Ox.

Ox : Ah ! vous savez…

Volsius : Tout-à-l’heure à travers les parois du Nautilus, votre conversation arrivait jusqu’à moi. Oui, je connais votre nom, savant docteur, et votre merveilleuse découverte, de même que je sais qui vous êtes, Georges Hatteras.

Georges : Georges Hatteras, le fils d’un homme qui n’a jamais reculé devant un obstacle et qui est allé…

Volsius : Et qui est allé mourir… où vous êtes menacé d’aller vous-même.

Georges : Trêve de leçons, Monsieur, je ne suis point homme à en recevoir, même à votre bord.

Volsius (tristement) : Vous en recevrez hélas ! et de plus terribles que les miennes. Vous voulez quitter le Nautilus pour courir le fond des mers, soit, je vous l’ai dit, je vous accompagnerai.