Page:Walch - Poètes d’hier et d’aujourd’hui, 1916.djvu/50

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« Après avoir constaté l’introduction progressive des idées philosophiques et sociales dans le roman, Guyau nous la montre dans la poésie de notre époque , dont elle devient un trait caractéristique. Il estime que la conception moderne et scientifique du monde n’est pas moins esthétique que la conception fausse des anciens. L’idée philosophique de l’évolution universelle est voisine de cette autre idée qui fait le fond de la poésie : vie universelle. Si le mystère du monde ne peut être complètement éclairci, il nous est pourtant impossible de ne pas nous faire une représentation du fond des choses, de ne pas nous répondre à nous-mêmes dans le silence morne de la nature. Sous sa forme abstraite, cette représentation est la métaphysique ; sous sa forme imaginative, cette représentation est la poésie, qui, jointe à la métaphysique, remplacera de plus en plus la religion. Voilà pourquoi le sentiment d’une mission, sociale et religieuse de l’art a caractérisé tous les grands poètes de notre siècle; s’il leur a parfois inspiré une sorte d’orgueil naïf, il n’en était pas moins juste en lui-même. « Le jour où les poètes ne se considéreront plus que comme des ciseleurs de petites coupes en or faux où on ne trouvera même pas à boire une seule pensée, la poésie n’aura plus d’elle-même que la forme et l’ombre, le corps sans l’âme : elle sera morte. »

Dissolution de l’art. Décadences littéraires. — « Après l’évolution de l’art, Guyau en étudie la dissolution et recherche les vraies causes des décadences littéraires. Il rapproche les décadents des déséquilibrés et des névropathes, dont il étudie la littérature. L’émotion esthétique se ramenant en grande partie à la contagion nerveuse, on comprend que les puissants génies littéraires ou dramatiques préfèrent ordinairement représenter le vice, plutôt que la vertu. « Le vice est la domination de la passion chez un individu ; or, la passion est éminemment contagieuse de sa nature, et elle l’est d’autant plus qu’elle est plus forte et même déréglée. » Dans le domaine physique, la maladie est plus contagieuse que la santé ; dans le domaine de l’art, la reproduction puissante de la vie avec toutes ses injustices, ses hontes mêmes, offre un certain danger moral et social qu’il ne faut pas méconnaître : « Tout ce qui est sympathique est contagieux dans une certaine mesure, car la sympathie même n’est qu’une forme raffinée de la contagion. » La misère morale peut donc, se communiquer à une société entière par la littérature même ; les déséquilibrés sont, dans le domaine esthétique, des amis dangereux par la force de la sympathie qu’éveille en nous leur cri de souffrance. En tout cas, conclut Guyau, la littérature des déséquilibrés ne doit pas être pour nous un objet de prédilection exclusive, et une époque qui s’y complaît comme la nôtre ne peut, par cette préférence,