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gris et commençait à se peler, comme l’avait annoncé Gueûry.

Ma femme lui portait chaque matin sa pitance ; il n’aurait pas mieux demandé que de rester au lit et de vivre ainsi comme un prince.

De temps en temps j’allais aussi lui jeter un coup d’œil ; il s’engraissait, ses joues se mettaient à reluire, mais toujours il disait :

« J’ai mal dans les pieds… j’ai ci… j’ai ça… » car il parlait bien le français et même l’anglais, à ce qu’il assurait.

C’était fort bien, mais tout cela ne me servait à rien, je ne pouvais pas garder ce fardeau sur mes épaules en l’honneur du roi de Prusse, et vers la fin du mois, voyant que les hussards ne revenaient pas, je résolus d’avoir une explication avec mon trompette et de lui donner congé le plus tôt possible.

Un matin donc qu’il ne s’attendait à rien, j’entrai brusquement dans sa chambre, et comme il commençait à faire sa grimace, je lui dis :

« J’ai aussi mal dans les orteils, mais ça ne m’empêche pas de me lever chaque matin, parce qu’on ne vit pas de l’air du temps. Vous avez été malade, mais à cette heure vous êtes gros et gras, vous avez bonne figure, et je crois que vous ne feriez pas mal de retourner à votre régiment ; si vous voulez que j’écrive ?…”

Il ne me laissa pas finir, et s’écria comme attendri :

« Monsieur Auburtin, je suis heureux de vous voir. Votre excellente femme m’a dit tant de bien de vous !… Prenez place, monsieur Auburtin.

— Merci, monsieur, lui répondis-je… je suis venu

— Oui, fit il, vous êtes un brave homme… un honnête homme et qui n’est pas récompensé selon ses mérites. D’après tous les livres que je vois là… (il me montrait une petite bibliothèque au pied du lit) et ces cartes… vous êtes aussi un homme savant, un érudit. C’est indigne d’exiler un homme tel que vous, de le laisser languir dans ce misérable village, c’est abominable ! »

Il paraissait indigné.

« Vous êtes bien bon, lui dis-je, mais je suis venu…

— Voilà ce que je ne peux pas comprendre, s’écria-t-il. En