Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/160

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

exploits les plus prodigieux de l’histoire. Vaincus et réduits à peu de chose par Scipion l’Africain, ils subirent ensuite pendant cinquante ans un processus de démoralisation auprès duquel la capitulation de la France à Munich est peu de chose. Ils furent exposés sans aucun recours à toutes les injures des Numides, et, ayant renoncé par traité à la liberté de faire la guerre, ils imploraient vainement de Rome la permission de se défendre. Quand ils le firent enfin sans autorisation, leur armée fut exterminée. Il fallut alors implorer le pardon des Romains. Ils consentirent à livrer trois cents enfants nobles et toutes leurs armes. Puis leurs délégués reçurent l’ordre d’évacuer entièrement et définitivement la ville afin qu’elle pût être rasée. Ils éclatèrent en cris d’indignation, puis en larmes. « Ils appelaient leur patrie par son nom, et, lui parlant comme à une personne, ils lui disaient les choses les plus déchirantes. » Puis ils supplièrent les Romains, s’ils voulaient leur faire du mal, d’épargner cette cité, ces pierres, ces monuments, ces temples, à qui on ne pouvait rien reprocher, et d’exterminer plutôt la population tout entière ; ils dirent que ce parti serait moins honteux pour les Romains et bien préférable pour le peuple de Carthage. Les Romains restant inflexibles, la ville se souleva, bien que sans ressources, et Scipion l’Africain, à la tête d’une armée nombreuse, mit trois années entières pour s’en emparer et la détruire.

Ce sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable, est autrement chaleureux que celui de la grandeur nationale. L’énergie dont il est chargé est parfaitement pure. Elle est très intense. Un homme n’est-il pas facilement capable d’héroïsme pour protéger ses enfants, ou ses vieux parents, auxquels ne s’attache pourtant aucun prestige de grandeur ? Un amour parfaitement pur de la patrie a une affinité avec les sentiments qu’inspirent à un homme ses jeunes enfants, ses vieux parents, une femme aimée. La pensée de la faiblesse peut enflammer l’amour comme celle de la force, mais c’est d’une flamme bien autrement pure. La compassion pour la fragilité est toujours liée à l’amour pour la véritable beauté, parce que nous sentons vivement que les choses vraiment belles devraient être assurées d’une existence éternelle et ne le sont pas.

On peut aimer la France pour la gloire qui semble lui assurer