Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/103

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Actes effectivement accomplis et cependant imaginaires. Un homme se suicide, en réchappe, et n’est pas plus détaché après qu’avant. Son suicide était imaginaire. Le suicide l’est sans doute toujours, et c’est pourquoi il est défendu.

Le temps, à proprement parler, n’existe pas (sinon le présent comme limite), et pourtant c’est à cela que nous sommes soumis. Telle est notre condition. Nous sommes soumis à ce qui n’existe pas. Qu’il s’agisse de la durée passivement soufferte — douleur physique, attente, regret, remords, peur — ou du temps manié — ordre, méthode, nécessité, — dans les deux cas, ce à quoi nous sommes soumis, cela n’existe pas. Mais notre soumission existe. Nous sommes réellement attachés par des chaînes irréelles. Le temps, irréel, voile toutes choses et nous-mêmes d’irréalité.

Le trésor, pour l’avare, c’est l’ombre d’une imitation de bien. Il est doublement irréel. Car un moyen (l’argent) est déjà, en tant que tel, autre chose qu’un bien. Mais pris hors de sa fonction de moyen, érigé en fin, il est encore plus loin d’être un bien.

C’est par rapport aux jugements de valeur que les sensations sont irréelles ; c’est en tant que valeurs que les choses sont irréelles pour nous. Mais l’attribution d’une fausse valeur à un objet ôte aussi de la réalité à la perception de cet objet, car elle noie la perception dans l’imagination.