Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/113

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faits. L’humanité ne se croit plus en présence de divinités capricieuses dont il faille se concilier la faveur ; elle sait qu’elle a simplement à manier de la matière inerte, et s’acquitte de cette tâche en se réglant méthodiquement sur des lois clairement conçues. Enfin il semble que nous soyons parvenus à cette époque prédite par Descartes où les hommes emploieraient la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres et de tous les autres corps » en même façon que les métiers des artisans, et se rendraient ainsi maîtres de la nature. Mais, par un renversement étrange, cette domination collective se transforme en asservissement dès que l’on descend à l’échelle de l’individu, et en un asservissement assez proche de celui que comporte la vie primitive. Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le serre d’aussi près que la faim serre de près le chasseur primitif ; depuis ce chasseur primitif jusqu’à l’ouvrier de nos grandes fabriques, en passant par les travailleurs égyptiens menés à coups de fouet, par les esclaves antiques, par les serfs du moyen âge que menaçait constamment l’épée des seigneurs, les hommes n’ont jamais cessé d’être poussés au travail par une force extérieure et sous peine de mort presque immédiate. Et quant à l’enchaînement des mouvements du travail, il est souvent, lui aussi, imposé du dehors à nos ouvriers tout comme aux hommes primitifs, et aussi mystérieux aux premiers qu’aux seconds ; bien plus, dans ce domaine, la contrainte est en certains cas sans comparaison plus brutale aujourd’hui qu’elle n’a jamais été ; si livré que pût être un homme primitif à la routine et aux tâtonnements aveugles, il pouvait au moins tenter de réfléchir, de combiner et d’innover à ses risques et périls, liberté dont un travailleur à la chaîne est absolument privé. Enfin si l’humanité semble parvenue à disposer de ces forces de la nature qui pourtant, selon la parole de