Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/133

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le jugement et la résolution n’ont plus rien à quoi s’appliquer ; au lieu de combiner et d’agir, il faut s’abaisser à supplier ou à menacer ; et l’âme tombe dans des gouffres sans fond de désir et de crainte, car il n’y a pas de limites aux satisfactions et aux souffrances qu’un homme peut recevoir des autres hommes. Cette dépendance avilissante n’est pas le fait des opprimés seuls, mais au même titre quoique de manières différentes, des opprimés et des puissants. Comme l’homme puissant ne vit que de ses esclaves, l’existence d’un monde inflexible lui échappe presque entièrement ; ses ordres lui paraissent contenir en eux-mêmes une efficacité mystérieuse ; il n’est jamais capable à proprement parler de vouloir, mais est en proie à des désirs auxquels jamais la vue claire de la nécessité ne vient apporter une limite. Comme il ne conçoit pas d’autre méthode d’action que de commander, quand il lui arrive, comme cela est inévitable, de commander en vain, il passe tout d’un coup du sentiment d’une puissance absolue au sentiment d’une impuissance radicale, ainsi qu’il arrive souvent dans les rêves ; et les craintes sont alors d’autant plus accablantes qu’il sent continuellement sur lui la menace de ses rivaux. Quant aux esclaves, ils sont, eux, continuellement aux prises avec la matière ; seulement leur sort dépend non de cette matière qu’ils brassent, mais de maîtres aux caprices desquels on ne peut assigner ni lois ni limites.

Mais ce serait encore peu de chose de dépendre d’êtres qui, bien qu’étrangers, sont du moins réels, et qu’on peut sinon pénétrer, du moins voir, entendre, deviner par analogie avec soi-même. En réalité, dans toutes les sociétés oppressives, un homme quelconque, à quelque rang qu’il se trouve, dépend non seulement de ceux qui sont placés au-dessus ou au-dessous de lui, mais avant tout du jeu même de la vie collective, jeu aveugle qui détermine seul les hiérarchies sociales ;