Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/201

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fondées de son époque, le culte de la production, le culte de la grande industrie, la croyance aveugle au progrès. Il a porté ainsi un tort grave, durable, peut-être irréparable, en tout cas difficile à réparer, à la fois à l’esprit scientifique et à l’esprit révolutionnaire. Je ne crois pas que le mouvement ouvrier redevienne dans notre pays quelque chose de vivant tant qu’il ne cherchera pas, je ne dis pas des doctrines, mais une source d’inspiration dans ce que Marx et les marxistes ont combattu et bien follement méprisé : dans Proudhon, dans les groupements ouvriers de 1848, dans la tradition syndicale, dans l’esprit anarchiste. Quant à une doctrine, l’avenir seul, au meilleur des cas, pourra peut-être en fournir une ; non le passé.

La conception que Marx se faisait des révolutions peut s’exprimer ainsi : une révolution se produit au moment où elle est déjà à peu près accomplie ; c’est quand la structure d’une société a cessé de correspondre aux institutions que les institutions changent, et sont remplacées par d’autres qui reflètent la structure nouvelle. Notamment la partie de la société à qui la révolution donne le pouvoir est celle qui dès avant la révolution, quoique brimée par les institutions, jouait en fait le rôle le plus actif. D’une manière générale, le « matérialisme historique », si souvent mal compris, signifie que les institutions sont déterminées par le mécanisme effectif des rapports entre les hommes, lequel dépend lui-même de la forme que prennent à chaque moment les rapports entre l’homme et la nature, c’est-à-dire de la manière dont s’accomplit la production ; production des biens consommables, production des moyens de produire, et aussi — point important, bien que Marx le laisse dans l’ombre — production des moyens de combat. Les hommes ne sont pas des jouets impuissants du destin ; ce sont des êtres éminemment actifs ; mais leur activité est à chaque instant limitée par la structure de la société qu’ils cons-