Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/206

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tout entier à la production industrielle. La machine de l’État se développe de jour en jour d’une manière plus monstrueuse, devient de jour en jour plus étrangère à l’ensemble de la population, plus aveugle, plus inhumaine. Un pays qui tenterait une révolution socialiste devrait très vite en arriver, pour se défendre contre les autres, à reproduire en les aggravant toutes les cruautés du régime qu’il aurait voulu abolir, sauf le cas où une révolution ferait tache d’huile. Sans doute peut-on espérer une pareille contagion, mais elle devrait être immédiate ou ne pas être, car une révolution dégénérée en tyrannie cesse d’être contagieuse ; et, entre autres obstacles, l’exaspération des nationalismes empêche qu’on puisse raisonnablement croire à l’extension immédiate d’une révolution dans plusieurs grands pays.

Ainsi la contradiction entre la méthode d’analyse élaborée par Marx et les espérances révolutionnaires qu’il a proclamées semble encore plus aiguë aujourd’hui qu’en son temps. Qu’en conclure ? Faut-il réviser le marxisme ? On ne révise pas ce qui n’existe pas, et il n’y a jamais eu de marxisme, mais plusieurs affirmations incompatibles, les unes fondées, les autres non ; par malheur, les mieux fondées sont les moins agréables. On nous demande encore si une telle révision doit être révolutionnaire. Mais qu’entend-on par révolutionnaire ? Ce mot souffre plusieurs interprétations. Être révolutionnaire, est-ce attendre, dans un avenir prochain, une bienheureuse catastrophe, un bouleversement qui réalise sur cette terre une partie des promesses de l’Évangile, et nous donne enfin une société où les derniers seront les premiers ? Si c’est cela, je ne suis pas révolutionnaire, car un tel avenir, qui d’ailleurs me comblerait, est à mes yeux sinon impossible, au moins tout à fait improbable ; et je ne crois pas que quelqu’un puisse aujourd’hui avoir des raisons solides, sérieuses, d’être révolutionnaire en ce sens.