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ESCALADES DANS LES ALPES.

Croz, que nous passerions la nuit sur le sommet, semblait devoir se réaliser. Les guides se redressaient, dès qu’ils le pouvaient sans danger, bien que leurs doigts fussent presque gelés. Pas un murmure ne se fit entendre ; le mot de retour ne fut pas prononcé ; tous se hâtèrent d’avancer vers le petit cône blanc, dont ils se savaient très-rapprochés. Encore un arrêt ! Un bloc énorme de rocher, négligemment perché sur l’arête, nous barrait le chemin. Impossible de l’escalader même en rampant ; à peine osions-nous nous glisser tout autour. Allons, une dernière tournée de la bouteille commune ! Le vin était à moitié gelé, et cependant nous en aurions volontiers bu davantage. La bouteille vide jetée au loin, nous profitâmes d’une accalmie pour monter plus haut.

Le but de nos efforts fut atteint plus tôt que nous ne l’espérions. Les nuages s’ouvrirent, et je vis que nous étions tous au sommet ; entre nous et le point le plus élevé, à environ 20 mètres de la cime, se dressait une petite pile de pierres élevée de mains d’homme. Kennedy avait dit vrai, c’était le cairn qu’il avait érigé. « Qu’est-ce que cela, Croz ? » — « Homme des pierres, » hurla celui-ci. Inutile d’aller plus loin ; je secouai la corde pour arrêter Biener, qui avertit à son tour Almer, et nous fîmes immédiatement volte-face. Almer et Biener ne voyaient point les pierres (ils taillaient des pas), et ne comprenaient pas la raison de notre retraite subite. Comme on ne pouvait se faire entendre, même en criant de toute la force de ses poumons, toute explication devenait impossible[1].

Nous commençâmes la descente. Ce fut un abominable travail. Les guides personnifiaient l’Hiver, avec leurs cheveux raidis et chargés de neige, et leur barbe hérissée de glaçons. Mes mains étaient engourdies et comme mortes. Je priai mes compagnons de s’arrêter un peu. « Impossible ! il faut absolument maintenir la circulation, » répondirent-ils. Ils avaient raison ; s’arrêter, c’était s’exposer à être entièrement gelé. La descente continua

  1. Le sommet de la Dent Blanche est une arête longue d’environ cent mètres. Son point le plus élevé est à son extrémité nord-est.