Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/100

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
94
LE PORTRAIT

— Mon enfant ! mon enfant ! s’écria Mme Vane, les yeux au plafond cherchant une galerie imaginaire.

— Venez, Sibyl, dit le frère impatienté.

Il détestait les affectations maternelles.

Ils sortirent et descendirent la triste Euston Road. Une légère brise s’élevait ; le soleil brillait gaîment. Les passants avaient l’air étonnés de voir ce lourdaud vêtu d’habits râpés en compagnie d’une aussi gracieuse et distinguée jeune fille. C’était comme un jardinier rustaud marchant une rose à la main.

Jim fronçait les sourcils de temps en temps lorsqu’il saisissait le regard inquisiteur de quelque passant. Il éprouvait cette aversion d’être regardé qui ne vient que tard dans la vie aux hommes célèbres et qui ne quitte jamais le vulgaire. Sibyl, cependant était parfaitement inconsciente de l’effet qu’elle produisait. Son amour épanouissait ses lèvres en sourires. Elle pensait au Prince Charmant et pour pouvoir d’autant plus y rêver, elle n’en parlait pas, mais babillait, parlant du bateau où Jim allait s’embarquer, de l’or qu’il découvrirait sûrement et de la merveilleuse héritière à qui il sauverait la vie en l’arrachant aux méchants bushrangers aux chemises rouges. Car il ne serait pas toujours marin, ou commis maritime ou rien de ce qu’il allait bientôt être. Oh non ! L’existence d’un marin est trop triste. Être claquemuré dans un affreux bateau, avec les vagues bossues et rauques qui cherchent à vous envahir, et un vilain vent noir qui renverse les mâts et déchire les voiles en longues et sifflantes lanières ! Il quitterait le navire à Melbourne, saluerait poliment le capitaine et irait d’abord aux placers. Avant une semaine il trouverait une grosse pépite d’or, la plus grosse qu’on ait découverte et l’apporterait à la côte dans une voiture gardée par six poli-