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LE PORTRAIT

Même les auditeurs vulgaires et dépourvus de toute éducation, du parterre et des galeries, perdaient tout intérêt à la pièce. Ils commencèrent à s’agiter, à parler haut, à siffler… Le manager israëlite, debout au fond du parterre, frappait du pied et jurait de rage. L’on eût dit que la seule personne calme était la jeune fille.

Un tonnerre de sifflets suivit la chute du rideau… Lord Henry se leva et mit son pardessus…

— Elle est très belle, Dorian, dit-il, mais elle ne sait pas jouer. Allons-nous-en…

— Je veux voir entièrement la pièce, répondit le jeune homme d’une voix rauque et amère. Je suis désespéré de vous avoir fait perdre votre soirée, Harry. Je vous fais mes excuses à tous deux.

— Mon cher Dorian, miss Vane devait être indisposée. Nous viendrons la voir quelque autre soir.

— Je désire qu’elle l’ait été, continua-t-il ; mais elle me semble, à moi, insensible et froide. Elle est entièrement changée. Hier, ce fut une grande artiste ; ce soir, c’est une actrice médiocre et commune.

— Ne parlez pas ainsi de ce que vous aimez, Dorian. L’amour est une plus merveilleuse chose que l’art.

— Ce sont tous deux de simples formes d’imitation, remarqua lord Henry… Mais allons-nous-en !… Dorian, vous ne pouvez rester ici davantage. Ce n’est pas bon pour l’esprit de voir jouer mal. D’ailleurs, je suppose que vous ne désirez point que votre femme joue ; par conséquent, qu’est-ce que cela peut vous faire qu’elle joue Juliette comme une poupée de bois… Elle est vraiment adorable, et si elle connaît aussi peu la vie que… l’art, elle fera le sujet d’une expérience délicieuse. Il n’y a que deux sortes de gens vraiment intéressants : ceux qui savent absolument tout et ceux qui ne savent