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LE PORTRAIT

Il ne dit rien. Elle vint près de lui et de ses petits doigts lui caressa les cheveux. Elle s’agenouilla, lui baisant les mains… Il les retira, pris d’un frémissement. Il se dressa soudain et marcha vers la porte.

— Oui, clama-t-il, vous avez tué mon amour ! Vous avez dérouté mon esprit ! Maintenant vous ne pouvez même exciter ma curiosité ! Vous n’avez plus aucun effet sur moi ! Je vous aimais parce que vous étiez admirable, parce que vous étiez intelligente et géniale, parce que vous réalisiez les rêves des grands poètes et que vous donniez une forme, un corps, aux ombres de l’Art ! Vous avez jeté tout cela ! vous êtes stupide et bornée !… Mon Dieu ! Combien je fus fou de vous aimer ! Quel insensé je fus !… Vous ne m’êtes plus rien ! Je ne veux plus vous voir ! Je ne veux plus penser à vous ! Je ne veux plus me rappeler votre nom ! Vous ne pouvez vous douter ce que vous étiez pour moi, autrefois… Autrefois !… Ah ! je ne veux plus penser à cela ! Je désirerais ne vous avoir jamais vue… Vous avez brisé le roman de ma vie ! Comme vous connaissez peu l’amour, pour penser qu’il eût pu gâter votre art !… Vous n’êtes rien sans votre art… Je vous aurais faite splendide, fameuse, magnifique ! le monde vous aurait admirée et vous eussiez porté mon nom !… Qu’êtes-vous maintenant ?… Une jolie actrice de troisième ordre !

La jeune fille pâlissait et tremblait. Elle joignit les mains, et d’une voix qui s’arrêta dans la gorge :

— Vous n’êtes pas sérieux, Dorian, murmura-t-elle ; vous jouez !…

— Je joue !… C’est bon pour vous, cela ; vous y réussissez si bien, répondit-il amèrement.