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DE DORIAN GRAY

d’une croyance ou d’un système, et ne prit point pour demeure définitive, une auberge tout juste convenable au séjour d’une nuit ou de quelques heures d’une nuit sans étoiles et sans lune.

Le mysticisme, avec le merveilleux pouvoir qui est en lui de parer d’étrangeté les choses vulgaires, et l’antinomie subtile qui semble toujours l’accompagner, l’émut pour un temps…

Pour un temps aussi, il inclina vers les doctrines matérialistes du darwinisme allemand, et trouva un curieux plaisir à placer les pensées et les passions des hommes dans quelque cellule perlée du cerveau, ou dans quelque nerf blanc du corps, se complaisant à la conception de la dépendance absolue de l’esprit à certaines conditions physiques, morbides ou sanitaires, normales ou malades.

Mais, comme il a été dit déjà, aucune théorie sur la vie ne lui sembla avoir d’importance comparée à la Vie elle-même. Il eût profondément conscience de la stérilité de la spéculation intellectuelle quand on la sépare de l’action et de l’expérience. Il perçut que les sens, non moins que l’âme, avaient aussi leurs mystères spirituels et révélés.

Il se mit à étudier les parfums, et les secrets de leur confection, distillant lui-même des huiles puissamment parfumées, ou brûlant d’odorantes gommes venant de l’Orient. Il comprit qu’il n’y avait point de disposition d’esprit qui ne trouva sa contrepartie dans la vie sensorielle, et essaya de découvrir leurs relations véritables ; ainsi l’encens lui sembla l’odeur des mystiques et l’ambre gris, celle des passionnés ; la violette évoque la mémoire des amours défuntes, le musc rend dément et le champagne pervertit l’imagination.