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DE DORIAN GRAY

senteurs de pin de ce matin d’hiver, qui paraissait lui rapporter sa joie et son ardeur de vivre ; mais ce n’était pas seulement les conditions physiques de l’ambiance qui avaient causé ce changement. Sa propre nature se révoltait contre cet excès d’angoisse qui avait cherché à gâter, à mutiler la perfection de son calme ; il en est toujours ainsi avec les tempéraments subtils et finement trempés ; leurs passions fortes doivent ou plier ou les meurtrir. Elles tuent l’homme si elles ne meurent pas elles-mêmes. Les chagrins médiocres et les amours bornées survivent. Les grandes amours et les vrais chagrins s’anéantissent par leur propre plénitude…

Il s’était convaincu qu’il avait été la victime de son imagination frappée de terreur, et il songeait à ses terreurs avec compassion et quelque mépris.

Après le déjeuner du matin, il se promena près d’une heure avec la duchesse dans le jardin, puis ils traversèrent le parc en voiture pour rejoindre la chasse. Un givre, craquant sous les pieds, était répandu sur le gazon comme du sable. Le ciel était une coupe renversée de métal bleu. Une légère couche de glace bordait la surface unie du lac entouré de roseaux…

Au coin d’un bois de sapins, il aperçut sir Geoffrey Clouston, le frère de la duchesse, extrayant de son fusil deux cartouches tirées. Il sauta à bas de la voiture et après avoir dit au groom de reconduire la jument au château, il se dirigea vers ses hôtes, à travers les branches tombées et les broussailles rudes.

— Avez-vous fait bonne chasse, Geoffrey ? demanda-t-il.

— Pas très bonne, Dorian… Les oiseaux sont dans la plaine : je crois qu’elle sera meilleure après le lunch, quand nous avanceront dans les terres…