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LE PORTRAIT

Il me remet toujours en mémoire ces vers d’une pièce connue, Hamlet, je crois… Voyons, que disent-ils ?…

Like the painting of a sorrow,
A face without a heart.[1]


« Oui, c’était tout à fait cela…

Lord Henry se mit à rire…

— Si un homme traite sa vie en artiste, son cerveau c’est son cœur, répondit-il s’enfonçant dans un fauteuil.

Dorian Gray secoua la tête et plaqua quelques accords sur le piano. « Like the painting of a sorrow » répéta-t-il « a face without a heart. »

L’autre se renversa, le regardant les yeux à demi fermés…

— À propos, Dorian, interrogea-t-il après une pose, « quel profit y a-t-il pour un homme qui gagne le monde entier et perd — comment diable était-ce ? — sa propre âme ? »

Le piano sonnait faux… Dorian s’arrêta et regardant son ami :

— Pourquoi me demandez-vous cela, Harry ?

— Mon cher ami, dit lord Henry, levant ses sourcils d’un air surpris, je vous le demande parce que je suppose que vous pouvez me faire une réponse. Voilà tout. J’étais au Parc dimanche dernier et près de l’Arche de Marbre se trouvait un rassemblement de gens mal vêtus qui écoutaient quelque vulgaire prédicateur de carrefour. Au moment où je passais, j’entendis cet homme proposant cette question à son auditoire. Elle me frappa comme étant assez dramatique. Londres est riche en incidents de ce genre.

  1. Comme la peinture d’un chagrin
    Une figure sans cœur.